En Normandie comme dans le reste du pays, des scènes de violences ont perturbé la dixième journée de mobilisation contre la réforme des retraites, avec la présence, en fin de cortège, de "black blocs". Analyse d’un phénomène qui semble s’amplifier depuis quelques années.
Jets de projectiles sur les forces de l’ordre, dégradations du mobilier urbain, poubelles incendiées… A Rouen, au moins une personne a été interpellée en marge de la manifestation contre la réforme des retraites, ce mardi 28 mars. Des violences similaires ont pu être observées à Caen, où 20 000 personnes ont manifesté selon la CFDT.
Pour Jean-Numa Ducange, professeur d’histoire à l’université de Rouen et spécialiste des mouvements sociaux, le phénomène n'est toutefois pas nouveau.
France 3 Normandie : Les manifestations ont-elles toujours rimé avec scènes de violence ?
Jean-Numa Ducange : Les grèves ouvrières, il y a un siècle voire plus, étaient beaucoup plus violentes. Il y avait régulièrement des morts dans les manifestations ! On enfermait les dirigeants de la CGT lors de débordements, pour des choses qui sembleraient invraisemblables aujourd’hui.
En revanche, à l’échelle des 30-40 dernières années, il est clair qu’on assiste pour la période récente à une sorte de retour de la violence.
Ce n’est pas nouveau, c’est plutôt qu’on s’était habitué à des manifestations relativement pacifiques avec quelques altercations. Mais on avait perdu l’habitude de la violence en politique. On retourne, d’une certaine manière, à un niveau de conflictualité qui nous rappelle les années 1970.
Comment expliquer cette montée de la violence ?
Aujourd’hui, le niveau de tension sociale et politique est beaucoup plus élevé. La situation économique s’est dégradée, ces dernières années ont été plus difficiles que les Trente Glorieuses. D’autre part, les organisations politiques et syndicales sont en crise depuis longtemps. Elles n’ont plus les mêmes moyens qu’il y a quelques décennies.
C’est tout un symbole : alors qu’elle avait du crédit auprès de l’opinion publique, la CGT se déchire comme jamais.
Jean-Numa Ducange
La CGT, dont le congrès se passe très mal, n’a pas réussi à enrayer son déclin. C’est tout un symbole : alors qu’elle avait du crédit auprès de l’opinion publique, la CGT se déchire comme jamais. Elle explose littéralement. Il y a moins de gens pour encadrer les manifestations, moins de services d’ordre, moins de syndicalistes… Donc des débordements plus fréquents.
Enfin, on assiste à la mobilisation d’étudiants et de lycéens qui pour certains aspirent à en découdre… Un public jeune qui a une grande sensibilité aux violences policières. Il n’y a quasiment plus de syndicalisme étudiant, c’est à la marge de la discussion. Alors, la colère passe parfois directement par des affrontements.
Qui sont les "blacks blocs" ? Peut-on les classer dans une mouvance politique ?
Les "blacks blocs", ce n’est pas juste un phénomène de méchants qui cassent tout, c’est plus profond. Certains sont là pour se battre et casser bêtement… Mais d’autres groupes organisés théorisent leur action. Pour eux, les grèves ne servent à rien, les syndicats et manifestations non plus.
La stratégie des "black blocs", c'est de créer un désordre maximal.
Jean-Numa Ducange
Ce qu’ils veulent, c’est provoquer le plus possible pour faire reculer le gouvernement. Ils estiment que si le désordre atteint son paroxysme, le gouvernement sera obligé de retirer sa réforme pour préserver l’ordre public. Leur stratégie n’est pas de piller, mais de s’en prendre à des bâtiments symboliques pour créer un désordre maximal. Et le 49.3 leur donne du grain à moudre…
Quant à leur orientation politique, certains "black blocs" se revendiquent de l’anarchisme, militent pour une action directe, sans appartenance à un syndicat ou à un parti politique... Parler d’ultragauche, donc, est un terme fourre-tout, c’est péjoratif.
Doit-on craindre qu'ils ne nuisent à la mobilisation ?
Une partie des manifestants se détourne de la lutte faute d’être entendue, et par crainte d’être mêlée à des violences en marge des cortèges. Les "blacks blocs", quand ils sont 1 000, c’est très impressionnant. Ça a un effet répulsif. Par exemple, on voit beaucoup moins d’enfants : une fraction de la population de jeunes parents n’a pas envie de prendre le moindre risque.
Il y a un phénomène symétrique par rapport aux plus âgés, aux plus fragiles, qui peuvent vite se retrouver entre les "black blocs" et la police. Quand on a 75 ans, on court moins vite que quand on en a 30 !
Le nombre de manifestants est donc amené à reculer ?
C’est difficile de prévoir comment les choses pourraient évoluer. Mais tout cela a tendance à dégarnir les cortèges, et s'il y a moins de monde, ça peut avoir un effet politique.
La violence a un effet contradictoire : elle fait fuir certains manifestants, mais peut attirer une partie de la jeunesse.
Jean-Numa Ducange
Actuellement, le mouvement connaît une sorte de chassé-croisé… On a l’impression qu’au moment où une partie du gros des manifestants se démobilise, les jeunes se font plus présents. La violence a un effet contradictoire : elle fait fuir certains manifestants, mais peut attirer une partie de la jeunesse, sensibilisée aux violences policières.
Quid des violences policières, justement ?
Il y a probablement une forme de radicalisation du côté d’une petite partie de la police, liée à une exaspération due au nombre de mobilisations… Peut-être à la suite des gilets jaunes. Ce qui marquerait un tournant, c’est qu’il y ait des morts. En 1986, c’est la mort de Malik Oussekine, un étudiant tué dans une manifestation, qui avait mis fin au projet de loi Devaquet [une contestée réforme des universités françaises, ndlr].
La grande crainte du gouvernement, ce serait qu’une manifestation dégénère au point qu’il y ait des morts. Cela reconfigurerait profondément les choses, ça montrerait que les forces de l’ordre peuvent aller jusqu’à tuer. On en est encore loin.