Culture : à La Rochelle, Mohamed El Khatib recueille la parole des patients et des soignants d'un centre de rééducation

A l'invitation de La Coursive, le metteur en scène a passé plusieurs semaines en immersion au centre Richelieu-Croix Rouge. Patients accidentés de la vie et soignants se sont livrés devant sa caméra pour, au final, un très émouvant objet cinématographique.

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"On nous demande de cacher nos sentiments..."

Les bras croisés sur sa blouse mauve délavée de soignant, le cinquantenaire barbu ne peut réfréner un haussement d'épaule. "Ben non, non, non ! On ne cache pas ses sentiments !" Le cadre de l'image est sans fioritures et tristement neutre comme un couloir d'hôpital. Plus loin, c'est une jeune femme en fauteuil roulant, entourée de déambulateurs et de ballons d'exercice, qui se livre : "Je ne suis plus la même femme et je ne pense pas que quelqu’un de l’extérieur s’arrêtera pour m’accoster comme avant". La voix est posée et emprunte autant de sincérité que d'émotion. Voilà ce que Mohamed El Khatib ne s'attendait pas à entendre en installant sa caméra à Richelieu, comme disent les Rochelais.

EXTRAIT de Rééducation Sentimentale

©Mohamed El Khatib

Richelieu, le centre de la Croix-Rouge dans le quartier de Portneuf, face à la mer, c'est là qu'on va quand, malheureusement, on a eu un accident de la route ou survécu à un AVC. Recueillir la parole pour la transcender dans un geste créatif, c'est la marque de fabrique du metteur en scène du collectif Zirlib. Il avait opéré de la même façon avec les supporteurs du RC Lens pour "Stadium" ou avec des enfants de parents divorcés pour "La Dispute". Cette fois-ci, pas de transcription théâtrale de cette nouvelle expérience, mais un objet vidéo non identifié de 45 minutes intitulé "Rééducation Sentimentale".

"Dans la compagnie, on est curieux d’aller sur différents terrains et surtout des terrains peu investis par le théâtre. Quand La Coursive nous a proposé de travailler dans une institution qui répare les grands accidentés, ça m’a tout de suite intéressé parce que c’est des endroits de grande intensité, où la vie prend tout de suite une valeur très particulière" nous explique l'ancien ailier droit du PSG. 

C'est qu'après une éphémère carrière footballistique, Mohamed El Khatib a enchaîné avec Khâgne, Hypokhâgne, Sciences Po et un DEA de géographie à Mexico. En ce moment, il travaille à Madrid sur une nouvelle création sur les gardiens du musée du Prado. La pandémie a privé les spectateurs rochelais de "Boule à neige", un improbable duo avec l'historien Patrick Boucheron sur les chionosphérophiles (les collectionneurs de boules à neige, si vous ne le saviez pas). Bref, on l'aura compris, l'homme est curieux et imprévisible.

On voulait traiter ce centre de rééducation comme un espace de désir et de vie et pas seulement comme un garage mécanique.

Mohamed El Khatib, metteur en scène

En arrivant en mars dernier au centre Richelieu, il pensait vaguement orienter son travail sur le thème de la vieillesse. Vaguement et finalement non. "La première impression visuelle, elle est très dure. Vous voyez des gens estropiés, amputés, des gens qui ne peuvent plus marcher ou respirer, donc physiquement c’est assez dur. Mais plus vous passez de temps en immersion, plus votre regard s’habitue et vous vous rendez compte très vite que c’est un lieu de vie comme un autre, mais plus intense, avec une grande attention portée au moindre détail, où pouvoir soulever un verre devient un exploit".

Entretiens après entretiens, très rapidement, une question s'impose : est-ce qu'il peut y avoir du soin sans amour ? "Ce qui m’a frappé, c’est que les soignants sont totalement surinvestis et ç’est là que l’amour apparait. Ils récupèrent des gens qui sont fracassés, mais ils ne font pas que de la mécanique pour qu’ils retrouvent un peu d’amplitude, ils prennent la personne dans sa globalité", explique-t-il, "C’est un sujet tabou parce que l’amour circule partout. Il circule entre les patients, entre les soignants et parfois entre les patients et les soignants et la question, c’est comment on vit avec ça. Ce sont des questions qui ne sont jamais abordées. On a récolté de très beaux témoignages sur cette tension amoureuse".

Cette résidence de création s'inscrit dans le cadre d'un appel à projet de la Direction Régionale des Affaires Culturelles, de l'Agence Régionale de Santé et de la région Nouvelle-Aquitaine. Grâce à tous ces acronymes institutionnels, La Coursive multiplie les actions dans des instituts médico-éducatifs ou, comme l'an passé, à l'hôpital psychiatrique Marius Lacroix de La Rochelle. 

"On est dans une démarche de démocratisation culturelle", explique Cécile Fleury, secrétaire générale de la scène nationale, "en allant sur place avec un artiste, on sensibilise énormément des personnes qui ne vont pas forcément voir du spectacle vivant et qui n’ont pas forcément une relation directe avec la culture et qui, d’un seul coup, vont découvrir, dans leur parcours de soin, une ouverture au spectacle. Peut-être qu’ensuite ils reviendront avec une curiosité différente voir ce que l’on propose".

Notre avantage, c’est qu’on est étrangers de passage, avec nous il n’y a pas d’enjeu. On ne porte aucun jugement donc c’est plus facile de se livrer à des étrangers.  

Mohamed El Khatib, metteur en scène

"Personnellement, ça m’a fait du bien de mener ce projet", avoue Jean-Charles Erny, directeur des soins de l’établissement. Après tous ces mois de gestion de la crise sanitaire, toutes ces semaines sans visite des familles, les habitants du "village Richelieu" ont été apparemment ravis de voir débarquer ces inconnus avec leur caméra. Une caméra qui, rapidement, s'est transformée en miroir pour celles et ceux qui voulaient bien l'affronter.

"C’est toujours bien dans une structure comme la nôtre de s’interroger et de se questionner", confirme Jean-Charles Erny, "c’était intéressant d’avoir leur regard aussi, le regard d’un autre milieu que l’on ne croise pas forcément. Que ce soit les patients ou les personnels, ils ont été un peu surpris et interrogatifs au départ, mais très vite, des patients venaient d’eux même les voir, il y avait de l’enthousiasme et des sourires dans les couloirs".

"La parole a été très libre", constate le bienveillant El Khatib, "il y avait forcément une curiosité avec des caméras qui se baladent, mais surtout on a pris le temps et il y avait un grand besoin de parler. Ça fait du bien de parler".

"Rééducation Sentimentale" est projeté en plein air vendredi 11 juin au centre Richelieu. Une projection privée pour les patients, leurs proches et les personnels du centre qui sera suivie d'un concert. Le film n'est pour l'heure pas destiné à être diffusé plus largement ni à servir de matière première pour une prochaine création sur scène. Pour l'instant... Rappelez-vous, Mohamed El Khatib est curieux et imprévisible.

 

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