Festival de BD d'Angoulême 2024. Comment Instagram s'est transformé en terrain de jeu pour les artistes de bande dessinée

Pour certains artistes, les réseaux sociaux et Instagram en tête constituent désormais une vitrine et un tremplin, un espace de liberté où tester un style, un ton, et construire une communauté autour de petites vignettes et de courtes histoires.

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Ces dernières années, fleurissent dans les rayons BD des librairies de nombreux albums qui ont connu leurs premiers succès sur les écrans de nos téléphones. Les femmes historiques de Blanche Sabbah, les détournements de tienstiens et Maxime Morin, ou les démonstrations pédagogiques et militantes d'Emma Clit, autant d'exemples de bandes dessinées qui ont d'abord conquis un lectorat sur les réseaux sociaux.

Héritiers des blogs BD d'auteurs et autrices incontournables aujourd'hui incontournables comme Pénélope Bagieu ou Lewis Trondheim, les comptes Instagram dédiés à la bande dessinée comptent désormais des milliers, voire des dizaines de milliers d'abonnés, et bousculent les mécanismes de l'édition.

Un portfolio ouvert au monde

Peu après son apparition dans le paysage numérique au début des années 2010, Instagram, réseau social par excellence du partage de photographies, a su séduire les auteurs et autrices de bande dessinée. Avec ses petites cases carrées, l'application permet aux artistes de proposer des échantillons de leur travail, livrés à une audience qui peut les relayer et ainsi les promouvoir.

Pour certains artistes de la bande dessinée, le réseau social a joué un rôle crucial dans le début de leur carrière. Nombre d'entre eux se sont lancés, simplement pour montrer leur travail sans avoir la conviction de connaître un quelconque succès. Livio est l'un d'entre eux : "J'ai commencé en 2017, à l'époque de l'âge d'or de la BD sur Instagram", explique-t-il. Avant cela, ce graphiste de formation publiait ses reprises d'affiches de films sur internet, puis il a commencé à dessiner des gens avec son style "et ça a pris très vite." Il a commencé à publier des extraits d'une bande dessinée sur laquelle il avait commencé à travailler et a vite touché un public : "J'ai eu un relais médiatique avec le Huff Post qui avait tiqué sur mon ton, mon style graphique." Depuis, il a publié deux albums dont La vie moderne, et travaille sur un troisième, une collaboration avec une autrice, Claire Lemaire, rencontrée sur les réseaux sociaux. De la même manière, il a réalisé l'affiche d'un spectacle de la comédienne Laura Felpin, et dessiné pour un programme d'Arte.

"Je me suis mis sur Instagram avec l'idée d'en faire une vitrine, ça a été assez fulgurant et étonnant", raconte tienstiens, auteur de Koko n'aime pas le capitalisme et Situations. "On commence à partager votre travail, des comptes assez influents partagent, c'est assez vertigineux quand on a eu l'habitude de travailler dans son coin."

Désormais fort de près de 80 000 abonnés, le dessinateur propose de courtes histoires, humoristiques mais empreintes d'un regard sociologique et politique aiguisé, et des détournements de culture populaire, un cocktail très séduisant dans l'écosystème d'Instagram.

Voir cette publication sur Instagram

Une publication partagée par tienstiens (@tienstiens.bd)

Sur le réseau, les auteurs et autrices de bande dessinée s'astreignent à une certaine régularité dans leurs publications et petit à petit, le nombre de personnes qui suivent un compte Instagram peut augmenter. Parfois, il suffit d'un dessin bien senti, relié à un fait d'actualité, un phénomène de société ou même l'humeur du moment, repris par des abonnés puis par leur propre réseau pour draguer un nouveau public.

Une tribune dessinée

L'actualité de ces dernières années, la réforme des retraites, les combats féministes, les enjeux climatiques, ont permis à un certain nombre de dessinateurs et dessinatrices de se faire connaître en donnant aux utilisateurs de réseaux sociaux un matériau militant et distrayant. Dans le contexte de la loi immigration, ils sont une soixantaine à proposer des caricatures des députés ayant voté le texte à l'Assemblée.

Depuis 2019, Blanche Sabbah, diffuse ses dessins sur le compte La nuit remue. Militante féministe et pour le climat, elle jouit d'une communauté de 105 000 abonnés sur Instagram. Autrice de cinq albums dont Histoire des femmes au féminin et Mythes et meufs, cette dessinatrice met son art au service de ses idées, sans concession : "Mes BD me permettent de vivre, je n'ai pas besoin de faire des partenariats rémunérés, et je peux traiter des sujets politiques et polémiques sans problème", précise-t-elle. "Mon compte Instagram est un peu comme ma petite revue personnelle."

Avec les réseaux sociaux, on peut avoir un public plus large, des retours qui nous permettent d'amender notre pratique.

Blanche Sabbah

Autrice de bande dessinée

La communauté : soutien, réseau, et boussole

Bien entendu, la base d'un réseau social est de connecter les différents utilisateurs. Pour les auteurs et autrices de bande dessinée, cela prend avant tout la forme de retours immédiats, des appréciations simples avec l'usage du bouton "J'aime", aux réactions rédigées dans la section des commentaires.

Salomé Lahoche est une dessinatrice angoumoisine et autrice de deux albums dont La vie est une corvée, une compilation de la manière dont elle se raconte en vignettes sur son compte Instagram. Lorsqu'elle a commencé à poster ses dessins, elle ne s'attendait pas au succès qu'ils ont rencontré. "Moi je voulais faire de la bande dessinée, réseaux sociaux ou pas, mais ça aurait été plus long de me faire connaître et d'en vivre." Elle se réjouit des interactions avec ses abonnés : "Le process d'écriture d'une BD est hyper long, on va être tout seul chez soi pendant deux ans et là on a des retours directs, c'est cool."

Avec certains abonnés, on se parle, on se tutoie alors qu'on ne s'est jamais vus.

Livio

Auteur de bande dessinée

En effet, les réseaux sociaux sont un terrain de jeu idéal pour tester son style, son ton, son humour. "Avec les réseaux sociaux, on peut avoir un public plus large, des retours qui nous permettent d'amender notre pratique", assure Blanche Sabbah. "C'est une forme d'apprentissage."

"Je regarde la plupart des commentaires, ils sont plutôt agréables, ça fait toujours plaisir", confie Lorrain Oiseau. "Parfois quelques commentaires nous signalent des petites coquilles ou certaines tournures de phrase, j'essaye d'y faire attention."

Dans son travail créatif, l'auteur a également pris en compte les centres d'intérêt de sa communauté. "La première fois que j'ai vu qu'une publication était un peu boostée, c'était quand je faisais une sorte de critique politique de notre société", raconte-t-il. "Je ne voulais pas me mouiller politiquement, et par la force des choses, faire du détournement du gouvernement, ça a plutôt bien fonctionné, j'ai commencé à faire plus de choses sur la société, sur ce qui nous touche plus nous."

Un gage de confiance pour les maisons d'édition

Pour les maisons d'édition, Instagram constitue un vaste marché en accès libre. Depuis quelques années, elles ne se privent pas de fouiller parmi les comptes spécialisés pour dénicher de nouveaux talents. Comme Myspace en son temps pour les musiciens, le réseau social devient tremplin et offre un accès plus démocratique à la publication d'albums. "Avant, la manière de se faire connaître c'était soit d'avoir un réseau, notamment avec les écoles mais beaucoup d'auteurs et autrices sont autodidactes, soit de faire une maquette dans son coin, et démarcher en espérant d'être publiée", résume Blanche Sabbah. Plusieurs auteurs influents sur Instagram confient d'ailleurs avoir été contactés par des maisons d'édition qui avaient refusé leurs travaux par le passé.

Il faut trouver un juste milieu entre faire des choses qui plaisent et des choses qui nous plaisent.

Lise Famelart

Responsable de la communication chez Exemplaire

Depuis 2020, la maison d'édition Exemplaire surfe sur ces nouvelles pratiques. Fondée par une autrice, Lisa Mandel, elle se trouve à mi-chemin entre l'édition classique et l'autoédition, et a pour objectif de mieux rémunérer les artistes publiés. Pour cela, elle fonctionne avec des campagnes de financement participatif dans lesquelles les réseaux sociaux sont essentiels. "Pour que les gens mettent de l'argent dans un projet, il faut qu'ils se sentent proches", souligne Lise Famelart, responsable de la communication chez Exemplaire.

Pour réussir une campagne de financement participatif, elle précise qu'il faut comptabiliser un minimum de 10 000 abonnés. Il ne s'agit pas pour autant de laisser un petit manque de notoriété numérique se mettre en travers de la publication d'un album : la maison d'édition propose un "coaching réseaux sociaux". L'auteur est accompagné pendant plusieurs mois afin de développer sa communauté sans renier son style. "Il ne faut pas se dire qu'être sur Instagram soit la norme", ajoute Lise Famelart. "Pour notre maison d'édition c'est indispensable, mais notre modèle n'est pas l'ultime modèle, c'est juste une réponse à la paupérisation du marché."

De l'écran au papier

Une question se pose. Pourquoi acheter un livre si son contenu est déjà accessible gratuitement en ligne ? Il y a certes le plaisir de collectionner ces albums, de posséder l'objet qu'on a appris à aimer en le découvrant progressivement, comme feuilletonné sur l'écran de notre téléphone. Pour les auteurs et autrices, l'enjeu est néanmoins de proposer une valeur ajoutée dans leur livre. Dans son livre, Anthropocène Muséum, co-écrit avec Maxime Morin, Lorrain Oiseau souligne que 50 % du contenu est inédit. Édité avec Exemplaire, l'album a bénéficié d'une campagne de financement participatif : "Il y a aussi beaucoup, de la part de cette communauté, un désir d'aider, je pense que beaucoup sont conscients que nous postons du contenu gratuit, on ne demande rien en retour."

De son côté, tienstiens a toujours eu le projet d'être édité : "Quand je fais mes dessins même sur Instagram, j'ai toujours l'idée d'en faire un livre, d'articuler ces strips, ces blagues, autrement." Il développe donc un fil rouge qui relie entre elles une série de petites histoires qui initialement sont indépendantes les unes des autres. Ce lien lui permet également de livrer davantage son propos. Dans Situations par exemple, autour des vignettes consacrées aux détournements, Maxime Morin et lui déploient une réflexion narrative autour de La Société du spectacle de Guy Debord.

Aboutissement d'un travail au long cours, le livre publié devient ainsi un moyen de reprendre pleinement la main sur la création artistique. Il permet de se libérer des contraintes à la fois graphiques et éditoriales du réseau social, qu'il s'agisse du format, la case carrée d'Instagram, ou du fond : "Quand une idée marche bien, ça donne envie d'aller dans ce sens-là, il peut y avoir un côté pervers à se formater", alerte tienstiens. Habitué des contenus humoristiques et fort de ses deux premières publications, il compte prendre plus de libertés pour son prochain livre.

"Il faut trouver un juste milieu entre faire des choses qui plaisent et des choses qui nous plaisent", conclut Lise Famelart.

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