Privés de festival, les maisons d'édition picto-charentaises attendent avec impatience le rendez-vous donné par les organisateurs en juin prochain. Relativement touchés par la pandémie, les professionnels du Neuvième Art préfèrent positiver en attendant les beaux jours.
Pour être tout à fait honnête, cela fait longtemps qu'ils ont digéré l'annulation de la 48ème édition du festival International de la BD. Et pour être encore plus honnête, certains ne sont pas mécontents de ne pas être en train, comme tous les ans, de brasser dans le froid des palettes de livres dans leur utilitaire, de vérifier que tous les hébergements sont réservés et de se préparer psychologiquement à ce traditionnel bain de foule angoumoisin. Car quand on est une petite maison d'édition, le FIBD, c'est bien une épreuve physique, un marathon hivernal, un sacerdoce commercial... mais un rendez-vous incontournable.
Pourtant, chez Biscoto, on trouve pas ça très rigolo cette annulation. En 2017, Julie et Catherine Staebler recevaient le Fauve de la bande dessinée alternative pour leur magazine pour enfants "Biscoto, le journal plus fort que costaud" et, cette année, la maison charentaise était même doublement nommée dans la sélection officielle jeunesse 8-12 ans. On peut d'ailleurs légitimement placer quelques espoirs sur "Les gardiennes du grenier" d'Oriane Lassus ou sur "Cécil et les objets cassés" d'Elodie Shanta. On verra ça vendredi 29 janvier devant nos écrans d'ordinateur pour la cérémonie de remise des prix en direct du grand théâtre d'Angoulême, vide...
"C’est difficile de quantifier l’impact de cette crise"
Oui, la fête est gachée, mais Julie relativise. "J’ai l’impression qu’il y a tellement de problème en ce moment ; et pour la précarité des auteurs et pour la précarité en général en France qui s’accentue et s’aggrave avec la crise sanitaire que, bien sûr qu’on est triste qu’il n’y ait pas de festival, on aurait aimé fêter ça tous ensemble avec les autrices et rencontrer les lecteurs sur le stand, mais j’essaye d’être philosophe".
D'autant plus que, paradoxalement, cette annus horribilis pour la planète et son économie mondiale n'a pas été aussi catastrophique qu'on aurait pu s'y attendre pour les artisans de l'édition et les "indépendants" comme Biscoto. "L'atelier des bidouillages", un livre fait maison signé par Catherine Staebler a dû être réimprimé, tout comme "Les gardiennes" et "Cécil". "Au Syndicat des Editeurs Alternatifs, on a globalement constaté qu’au second semestre 2020 les chiffres étaient plutôt bons", explique Julie, " les gens ont lu, ils vont en librairie et c’est difficile de quantifier l’impact de cette crise". De fait, la mobilisation pour la réouverture des librairies en France a été une bonne surprise de cette parenthèse confinée. Et pas que...
Bien sûr que ce n’est pas une bonne période parce qu’avec tous les événements annulés, on ne rencontre pas nos lecteurs, on avait des expositions de prévues, des lancements de livres avec des séances de dédicaces, mais, en contrepartie, j’ai l’impression que cela a solidifié des liens avec des libraires. Là où on aurait pu craindre qu’ils se ruent sur les gros succès, les gros blockbusters d’édition, en fait on a été très soutenu et accompagné par les libraires en sortie de confinement.
"C’est vraiment un festival de rencontre et d’échange."
Comme tous les ans, Stéphane Duval aussi a un livre retenu dans la sélection officielle avec le deuxième tome de "Mauvaise herbe" de Keigo Shinzo. "En fait, depuis la création de la maison, on a toujours eu un livre de nominé", s'enorgueillit le "patron" du Lézard Noir. Le Poitevin est en effet sur un marché de niche et à forte valeur ajoutée, comme dirait les pros du marketing.
"Le festival, il est très important pour moi quand je peux faire venir des auteurs japonais. On est assez peu sur ce marché et, du coup, tous les magazines nous demandent des interviews", explique Stéphane. Il n'est pas pour autant plus catastrophé que ça à l'idée de rester au chaud chez lui pour une fois cette année. De fait, "ses" auteurs nippons n'auraient jamais eu l'autorisation de leurs maisons d'édition pour faire le voyage en France en pleine crise sanitaire. "En temps normal, on a déjà interdiction de leur faire manger des huîtres"...
Reste que le FIBD est, de son propre aveu, un festival "rentable" ; "A Angoulême, les gens viennent avec un certain pouvoir d’achat, ce sont des familles qui viennent sur plusieurs jours avec un budget à la journée et qui sont contents de parler avec nous et réciproquement. C’est vraiment un festival de rencontre et d’échange". S'il y a un regret, il est là, ce rendez-vous manqué avec les lecteurs.
Notre modèle économique n’est pas basé sur les festivals. Certains petits éditeurs vivent parce qu’ils ont besoin de montrer leurs livres au public, nous, la majeure partie de nos ventes, c’est en librairie. Et on est sur une temporalité de vente de livre un peu plus longue. On continue par exemple à très bien vendre «La Cantine de Minuit » de Yaro Abe qui est sorti en 2017. Angoulême, c'est intéressant quand j'arrive à faire venir des auteurs.
"On devait avoir nos nouveautés en avant-première pour le festival."
Angoumoisine s'il en est, Delphine Rieu aurait bien sûr été au rendez-vous de ce 48ème FIBD. Il y a dix ans, elle créait Eidola éditions pour publier "Lolita HR", un manga rock'nroll qui n'avait pas trouvé sa juste place dans la production pléthorique de BD en France. Depuis, Eidola poursuit son petit bonhomme de chemin de maison associative et indépendante.
Avec "Mimo, sur la trace des dinos", Eidola a notamment trouvé un certain succès en vulgarisant via la BD le travail des archéologues du site d'Angeac-Charente. Une brèche s'est ainsi ouverte pour pouvoir proposer livres et expositions dans les muséums d'histoires naturelles. Mais l'ancienne coloriste trouve tout autant de plaisir à éditer la saga oenologique "Cosmobacchus" de Soradt ou les poésies illustrées du musicien Troy Balthazar.
Pour ce FIBD 2021, ce sont deux amis charentais qu'elle comptait bien mettre à l'honneur sur son stand de la bulle "New York". "Le Signe de Pao", une "aventure initiatique et scientifique qui a pour cadre le Solutréen, il y a plus de 20 000 ans", est signé par Jean-François Chanson et Juliette Vaast. Un livre qui devra attendre lui aussi le mois de juin pour rencontrer ses lecteurs amateurs de préhistoire.
On devait avoir nos nouveautés en avant-première pour le festival. Ça représente du chiffre et des ventes, ça donne de la visibilité et ça permet aux gens de nous découvrir. Cette pandémie nous a déjà fait baisser notre chiffre d’affaire parce que j’ai un livre qui est sorti en février avec un confinement en mars et un autre, qui devait sortir en avril, et qui est sorti en juillet. Ca n’a forcément pas marché. On est une association et on a très peu de frais. On n’a pas de loyer ni de charges salariales donc on fait le dos rond. Mais ça a été une petite année en vente. On fait deux tiers des chiffres de vente par rapport à 2019. Ceci dit, on a pleins de projets pour 2021.
Rendez-vous donc au mois de juin
Trois passionnés de bande dessinée, trois maisons d'édition aux lignes éditoriales bien particulières, trois petites entreprises qui connaissent trop bien la crise mais il y a une chose sur laquelle Stéphane Duval, Julie Staebler et Delphine Rieu se rejoignent; tous trois se demandent si finalement ce report estival du festival ne serait pas un accident heureux ?
"J’ai hâte de voir ce que ça donne", rigole Delphine, "les gens n’attendront plus sous la pluie pour rentrer et ça leur fera des économies en chauffage". "Ca permettrait de régler les problèmes de logement. On pourrait camper !", renchérit Julie, "et ça permettrait surtout d’arrêter que toute la France pense qu’en Charente il fait moche toute l’année !" Oui, pour être tout à fait honnête, ça en arrange peut-être beaucoup d'attendre juin et le soleil. "La Charente, c’est un département qui est magnifique quand il fait beau. C’est l’occasion pour que les gens découvrent la ville avec des feuilles aux arbres !" plaide Stéphane. "Si tant est qu’il ait lieu en juin", se hâte-t-il de préciser.