Durant une semaine, le procès de Boulahem Bouchiba a ému et choqué la cour d'assises de Paris. Ce graphiste star du cinéma d'animation, sollicité par Pixar ou Disney, était jugé pour avoir commandé des centaines de shows sexuels de mineures, dont certaines âgées d'à peine 2 ans, en direct. Il a été condamné à 25 ans de réclusion.
Une affaire aussi "exceptionnelle" qu'"extraordinaire". Le procès de l'Angoumoisin Bouhalem Bouchiba, jugé entre le 29 et le 31 octobre dernier devant la cour d'assises de Paris, s'est révélé en tout point fidèle aux qualificatifs graves choisis par Philippe Courroye, l'avocat général, au moment de sa plaidoirie, jeudi dernier.
Jusqu'à 500 victimes
"Exceptionnelle", elle l'a été, en raison de la nature des faits. L'accusé, un graphiste "star" dans le cinéma d'animation, sollicité par les studios Disney et Pixar, âgé de 59 ans, né à Melle, dans les Deux-Sèvres, était poursuivi pour avoir commandé entre février 2012 et septembre 2021 des shows sexuels en direct mettant en scène des mineures, depuis les Philippines par webcam, via des applications telles que Whatsapp ou Skype.
"Extraordinaire" aussi, pour le nombre de victimes potentielles, variant de plusieurs dizaines à près de 500, selon les différentes estimations possibles, établies par les enquêteurs. L'affaire était également "inédite" car jugée devant une cour d'assises en France, les faits de pédocriminalité étant traditionnellement jugés en correctionnelle. À cette liste, il convient d'ajouter la situation de "récidive" de l'accusé, condamné une première fois à Poitiers en 2014 pour l'agression de la fillette de l'une de ses ex-compagnes.
Jusqu'au bout, l'affaire aura fortement marqué les enquêteurs et l'institution judiciaire. Des commandes en ligne "passées à des milliers de kilomètres, comme pour des objets de consommation quotidienne", rappelle l'avocat général, qui insiste : "Neuf années de faits, avec, au bout, la figure de l'enfance."
Un procès sans les victimes
À l'audience, une évidence s'impose. Le procès se déroule sans les victimes, des fillettes "dont nous ne connaissons ni les noms, ni les visages", poursuit l'avocat général. Ces enfants sont âgées de moins de 10 ans, et se révèlent parfois très jeunes, "entre 2 et 3 ans", reconnaît l'accusé. Des "victimes qu'il nommait sous le vocable de porcs", pointe le procureur. Elles sont les grandes absentes de ces trois jours de procès d'assises, représentées par sept associations parties civiles, telles que La voix de l'Enfant, L'Enfant bleu ou encore Agir contre la prostitution de l'enfant.
Au deuxième jour du procès, le président du tribunal, Mahrez Abassi, qui, mène les débats d'une voix de velours, demande à ce que les échanges sur Whatsapp de l'accusé avec ses contacts aux Philippines soient diffusés sur les écrans géants dans la salle. Des écrits crus, très directifs, défilent et révèlent l'horreur des instructions données par l'accusé aux femmes qui, depuis les Philippines, organisaient les shows sexuels pour lesquels il payait des sommes variants de 20 euros à 100 euros.
Des sommes présentées à l'audience comme colossales au vu de l'extrême pauvreté des familles des jeunes victimes et du salaire moyen de 300 euros dans le pays, et qui, cumulées, atteignent le montant d'au moins 50 000 euros sur neuf ans.
Interrogé en 2021, pendant sa garde à vue, sur ces sommes dépensées, l'accusé s'était alors dit "surpris", semblant découvrir les montants exorbitants envoyés à ces contacts philippins et en prendre soudainement la mesure, ou plutôt, la démesure. A l'audience, il réitère. Mais il assure aussi que sur l'ensemble des transferts, "il y avait d'autres paiements pour aider les familles à acheter à manger et pour la scolarité des enfants". Il ajoute avoir aussi envoyé un virement pour aider à "reconstruire un toit de maison détruit par un typhon". Le tribunal écoute, prend note. L'avocat général manque, lui, s'étrangler : "Et en plus, c'est un humaniste ! (...) Qu'il ait donné de l'argent sans visionnage, j'ai du mal à y croire".
Pervers que j'étais, je demandais aux mamans d'écarter les jambes de leur enfant.
Bouhalem BouchibaAccusé
L'accusé se perd ainsi ponctuellement dans des explications, parfois hésitantes et confuses, destinées, selon l'avocat général, à "minorer ce qu'il s'est passé". Comme lorsqu'il explique au tribunal qu'il s'est retrouvé "harcelé" de demandes par "les money runner", ses contacts aux Philippines, ou piégé par des envois d'images pédopornographiques, dont certaines, douze en tout, ont pu être récupérées depuis le cache des applications de son smartphone.
Son avocat, Me Romain Ruiz, aura beau lister les numéros de téléphone philippins blacklistés par l'accusé, la cour ne se montrera guère convaincue par l'argument. "Quand on va sur le darknet, on sait ce qu'on va y trouver", estimera l'avocat général. "Car c'est là que se retrouvent les criminels qui, comme lui, viennent chercher ce type d'images !"
Images pédopornographiques
Pour que l'ensemble des parties comprennent de quel "type d'images" il est question, le président du tribunal ordonne leur diffusion. L'horreur des photos ne laisse aucune place au doute. Les fillettes photographiées ont été victimes de viol, d'agression, voire, même, d'actes de torture. Dans ses déclarations, l'accusé admet qu'il "demandai[t] aux mamans d'écarter les jambes de leur enfant, pervers que j'étais". Il reconnait aussi avoir "demandé des tortures, mais je coupais la caméra tout de suite, j'étais dégoûté". Puis il ajoute : "Et, j'envoyais l'argent".
Le tribunal s'attarde ainsi longuement sur les récits insoutenables des actes de torture pratiqués. Une lame de couteau est ainsi dangereusement approchée du sexe d'une enfant. Il demande aussi à ce que l'on découpe l'enfant. L'acte est simulé par de la viande de poulet déposé sur le corps de la fillette qui semble alors servir de planche à découper.
Interrogé sur l'effet que ses actes ont pu provoquer sur ces jeunes victimes, Bouhalem Bouchiba reconnaît qu'il n'a "pas été humain, ni réceptif à la détresse des enfants". À chaque fois, il reconnaît les faits. Mais jamais, pourtant, au cours de ses neuf années, il n'a semblé prêt à ne plus solliciter les services de ses contacts aux Philippines.
Lorsque le tribunal l'interroge sur les raisons pour lesquelles il demandait toujours plus de prestations, "de nouveaux viols !", "alors qu'il y a déjà plein de vidéos en ligne", il déclare : "Je pense que je m'adaptais à ce que les femmes philippines me proposaient. Je ne réfléchissais pas, je ne me posais pas de questions."
Expulsé des États-Unis
Seuls son contrôle à l'aéroport de San Francisco, en Californie, le 25 janvier 2020, État américain où il réside alors depuis deux ans pour son travail chez Pixar, et son placement en garde à vue en France le 4 octobre 2021, mettront un terme à ses agissements.
Ce jour de 2020, les autorités américaines saisissent son matériel informatique, découvrent des images pédocriminelles et l'expulsent. À l'audience, le premier jour des débats, l'enquêtrice de la police judiciaire explique que l'enquête française débute alors par l'examen des "transferts d'argent depuis les comptes" de Bouhalem Bouchiba. Elle révèle des virements à destination de "81 ressortissants philippins", "pour 50 000 euros au moins". Une ressortissante retient particulièrement l'attention des enquêteurs français : une femme connue pour "l'exploitation sexuelle de mineures".
Être derrière un écran lui donnait le droit de tout.
Une enquêtricePolice judiciaire
Pendant ses premières auditions en garde à vue, Bouhalem Bouchiba expriment des regrets et "reconnaît son attirance pour les petites filles et leur sexe sans poil", déclarera-t-il aux enquêteurs, tout en exprimant alors le "souhait d'être jugé".
"Être derrière un écran lui donnait le droit de tout", expliquera l'enquêtrice de la police judiciaire à l'audience, visiblement très marquée par l'affaire. "Au fil de cette enquête difficile, j'ai vu des choses de plus en plus horribles arriver jusqu'à moi", confiera-t-elle à la barre.
Également sollicitée au premier jour du procès, la cheffe de section pédocriminalité en ligne de l'OFMIN (l'office de protection des mineurs) vient expliquer à la cour le mode opératoire des pédocriminels qui désormais utilisent le livestreaming pour commettre leurs crimes.
Avec le livestreaming, pas besoin pour le pédocriminel d'aller aux Philippines. Pour l'intermédiaire et la famille, le profit est maximum.
Cheffe de service OFMINProtection des mineurs
"Tout est mis en place pour que les scénarios demandés par les pédocriminels soient mis en scène", détaille-t-elle. "Les violences sont effectuées par un membre de la famille, à la demande du pédocriminel. En raison du décalage horaire avec les Philippines, les enfants peuvent être réveillés en pleine nuit, habillés pour le show. Parfois, on va même chercher un enfant dans la rue. Le coût est moindre pour le pédocriminel – pas besoin d'aller aux Philippines ! – et, le profit maximum pour l'intermédiaire et la famille. Derrière son écran, le pédocriminel se sent protégé. Il se déculpabilise en se sentant gentil donateur".
L'enquêtrice évoque les difficultés rencontrées tout au long de son travail "avec des législations différentes d'un pays à l'autre". Si son service est alerté lorsqu'une "personne est arrêtée aux Philippines", interpeller un criminel ne peut se faire là-bas "qu'en flagrant délit". Elle dit aussi la difficulté à identifier les victimes. "Dans le phénomène de livestreaming, le plus souvent, rien n'est enregistré. Mais nous travaillons avec les autorités philippines pour arrêter les intermédiaires et sauver des enfants", assure-t-elle. Elle explique encore que seule la coopération des "auteurs" permet d'identifier les victimes.
La violence des faits présentés tout au long du procès sera explicitée par l'expert psychiatre à travers un diagnostic posé chez l'accusé de "déviance sexuelle pédophilique et sadomasochiste, soit le fait d'avoir du plaisir dans le sadisme". Pour lui, si l'accusé se révèle "intelligent", rien ne permet d'affirmer que les premiers troubles pédophiles qu'identifie Bouhalem Bouchiba remontent effectivement à la mort de sa mère et de l'un de ses frères. "Les fantasmes pédophiles commencent généralement à l'adolescence", explique-t-il.
L'envahissement du trouble pédophile
Impossible pour l'expert d'établir de liens entre les possibles traumatismes de l'enfance évoqués dans le parcours de vie de Bouhalem Bouchiba en ouverture de procès (des premières années dans la misère, une mère dépressive mariée à 14 ans en Algérie, un placement à la DDASS, un divorce) et les faits qui lui sont reprochés. L'accusé raconte avoir grandi en se construisant "une bulle" pour se protéger, avec pour seule figure paternelle, celle du frère aîné lui ramenant des cadeaux en lui rendant visite ponctuellement. Mais, face à l'attitude "autocentrée" de l'accusé, l'expert se dit "inquiet" du risque élevé de récidive et préconise des "soins" et une "confrontation à la sanction pénale".
Interrogé sur "l'envahissement" que l'accusé dit ressentir face à son trouble pédophile, l'expert psychiatre est formel : "il peut y avoir une altération du libre arbitre, mais pas au point d'altérer le discernement".
Au moment des plaidoiries, l'avocat de L'Enfant bleu, Me Jean-Christophe Boyer, insistera auprès des jurés sur ce point. "Les experts vous ont dit les choses : la négation de l'existence des enfants chez l'accusé". Et l'avocat de se tourner vers le banc des parties civiles occupé par les avocats des sept associations représentées : "Si on savait qui sont les victimes, vous auriez ici un avocat par victime. Imaginez, 300 victimes ! Là, on passe trois jours ensemble et rien ! J'ai le sentiment d'un simulacre de débat. Il est où le débat ? On n'a que ça ! On fait ça pour vous parler des viols ! Si les victimes étaient toutes là, vous seriez là deux mois aux assises pour écouter tout le monde !"
La cour d'assises enverra un message à l'humanité. Car dans ce dossier, c'est l'enfance toute entière, transfrontalière, qui est concernée. L'impunité, c'est fini !
Philippe CourroyeAvocat général
Sa consoeur, Me Nathalie Bucquet, qui représente l'association Innocence en danger, aura ces mots : "Je cherche à donner une voix aux enfants victimes". Et elle cite ce chiffre : "sept millions d'enfants seraient victimes de violences sexuelles par an aux Philippines et il y a ce silence autour de ces faits". "Nous sommes là pour juger les faits qu'il a commis", ajoute-t-elle, "pas pour faire de M. Bouchiba ou du phénomène de livestreaming des symboles".
A la fin de ses réquisitions, l'avocat général insistera sur la portée du verdict à venir. "Au-delà de ces murs, la cour d'assises enverra un message à l'humanité. Car dans ce dossier, c'est l'enfance toute entière, transfrontalière, qui est concernée. L'impunité, c'est fini !"
L'accusé craque
Dans le box des accusés, Bouhalem Bouchiba craquera à deux reprises. La première fois à l'évocation de son enfance miséreuse. La seconde lorsque le président le confrontera à l'horreur des faits et lui demandera simplement et le plus doucement du monde : "Que pouvez-vous nous dire sur les victimes, M. Bouchiba ?"
Crane dégarni, barbe grisonnante, l'accusé se lèvera, dos vouté au dessus du micro, et répondra à la cour. "Les victimes ont souffert, psychologiquement, physiquement, manipulées par des adultes. Elles sont malheureusement encore victime, ne sachant nullement pourquoi elles se mettent nues devant une caméra. Je ne sais pas comment elles vont grandir, comment elles vont se souvenir d'elles dans leur enfance, si elles ne vont pas avoir des traumatismes sévères, une vie horrible, sans argent, sans soutien. Elles ont donné leur corps à des caméras, à des téléphones..." Bouhalem Bouchiba s'assied alors pour prendre sa tête entre ses mains et fondre en larmes.
Sa défense mettra en avant que l'accusé a toujours reconnu l'ensemble des faits qui lui sont reprochés et plaidera pour une peine "juste", dans la "nuance". "On nous dit qu'il a essayé de se faire passer pour un gentil donateur, mais ce n'est pas sa ligne de défense et ça ne l'a jamais été !"
Je demande pardon
Bouhalem Bouchiba prendra la parole le dernier pour redire qu'il est "responsable (...) de ce qui m'est reproché". "Je prends conscience de tout ce que j'ai fait. Il faut protéger les enfants. Je demande pardon aux victimes."
Après une longue délibération, les jurés suivront les réquisitions de l'avocat général et condamneront Bouhalem Bouchiba à 25 ans de réclusion assortis d'une période de sûreté aux deux tiers. Il est aussi reconnu coupable de complicité de viols et d’agressions sexuelles sur mineurs en récidive et de traite d’êtres humains aggravée sur mineurs en récidive et consultation habituelle de contenu pédopornographique en ligne.