Le 6 avril le Défenseur des droits s’inquiétait du refus des commerçants d’accepter le paiement en espèces. Quelques semaines plus tard pourtant, les commerçants continuent d’inciter les clients à payer par carte bleue sans contact.
"C’est une atteinte à la liberté des personnes. On nous a enlevé la liberté de se rassembler, maintenant on nous retire celle de disposer de notre argent comme on veut !", s’indigne Nora Bengrine, aide-soignante. Depuis le début du confinement, elle ne peut plus manger à son travail. Sur sa route se trouve une boulangerie et elle décide un jour de s’y arrêter pour acheter son repas. Les frais s’élèvent à 6,30€. Elle paye avec un ticket restaurant de 5€ et compte payer le reste en espèces quand la vendeuse l’arrête et lui demande sa carte bleue, la monnaie ne pouvant pas être désinfectée.
Un cas similaire pour Michelle Beloncle mais cette fois-ci dans une pharmacie. "J’en avais pour un peu plus de 4€, explique-t-elle, et comme j’avais beaucoup de monnaie, je comptais payer en espèces." La pharmacienne refuse et lui demande de payer par carte bleue sans contact. Michelle accepte sans broncher. "Je n’ai pas cherché à comprendre, mais je l’ai mal pris. Je n’ai rien dis car c’est la pharmacie familiale, si ça avait été un autre commerce, je leur aurais rendu leurs produits et je serai partie", lâche-t-elle.J’étais abasourdie, et d’autant plus lorsque j’ai vu la vendeuse mettre mon ticket resto dans la caisse !
Des commerçants plus conciliants que d’autres. Des clients qui acceptent ces mesures d’hygiène et de sécurité, d’autres qui les refusent. C’est ce que reproche Vanessa M. Commerçante en prêt à porter, qui a un avis tranché sur la question.
Pour elle, la proximité est déjà très importante alors s’il faut en plus toucher des espèces, c’est doublement risqué. "Je pense que les gens ne se rendent pas compte. Ils sont centrés sur eux mêmes et ne pensent pas à nous."Manipuler des espèces c’est trop dangereux.
Un avis que partage Erwan Le Calvez, exploitant de plusieurs boulangeries. "Certains se fichent du coronavirus, et ne comprennent pas pourquoi on leur demande leur carte bancaire."
Protéger clients et salariés
En effet, certains commerçants peuvent croiser plus d’une centaine de clients par jour, et devraient donc manipuler beaucoup de liquidités. Inciter les gens à payer par carte bleue sans contact. C’est ce qu’Erwan Le Calvez a mis en place dans ses boulangeries. "On a tous tendance à donner une pièce quand on va acheter du pain, et déjà l’argent véhicule de nombreux microbes, alors avec cette situation en plus, il devient un des vecteurs de propagation du virus." Les vendeuses portent aujourd’hui des gants et des visières en plexiglas, et une affiche, placardée dans les boutiques, indique "Afin de respecter les gestes barrière, nous vous remercions de privilégier vos paiements par carte sans contact ". Si quelqu’un arrive sans carte bleue ou ne veut pas payer avec, la boulangerie accepte les espèces, explique-t-il.C’est une mesure destinée à protéger tout le monde mais on ne peut pas priver les gens de payer en espèces !
Pour la vente à emporter, le cas se complique. Beaucoup de clients ne viennent qu’avec de l’argent en liquide rapporte-t-il. "S'ils viennent sans carte, on ne peut pas leur refuser leurs espèces". La boutique procure également des gants aux clients qui n’ont pas le sans contact.
Au vu de la situation inédite, il comprend les commerçants qui refusent le paiement en espèces mais insiste toutefois sur un point : "les clients devraient pouvoir payer leurs produits de première nécessité en espèces".
Refuser des espèces, une pratique illégale
Selon les articles R642-3 et L. 131-13 du code pénal, le commerçant qui refuse le paiement en liquide (pièces de monnaie ou billets de banque ayant cours légal en France) est passible d’une amende de 150€. Les espèces sont le seul moyen de paiement qu’un commerçant ne peut pas refuser. Les billets et les pièces en euros ont cours légal sur le territoire national. Cela signifie qu’ils ne peuvent être refusés en règlement d’une dette : leur acceptation comme moyen de paiement est obligatoire. "Son refus pourrait éventuellement être qualifié de "refus de vente", pratique interdite par l’article L121-11 du Code de la consommation", analyse un expert de la Banque de France.Il y a quelques semaines, cette dernière a adressé un courrier aux fédérations professionnelles du commerce et à tous les grands groupes de distribution pour leur rappeler que les billets ne présentent pas de risque sanitaire particulier dès lors que les gestes barrières sont respectés, que les billets et pièces ont cours légal et que les commerçants ne peuvent donc les refuser. Elle rappelle enfin que les populations financièrement fragiles ne disposent bien souvent pas d’autres moyens de paiement que les espèces ou les privilégient pour mieux gérer leurs dépenses.
Interdit donc de refuser le paiement en espèces, mais l’incitation serait autorisée. "Le commerçant peut inviter le client à utiliser tel ou tel moyen de paiement mais le client peut lui, s’il le souhaite, utiliser des billets et des pièces et le commerçant ne peut s’y opposer", précise l’expert.
Une autre inquiétude voit le jour : l’avenir de l’argent liquide. A ce jour, il n’est pas possible de parler de disparition des espèces dans la mesure où elles demeurent le principal mode de paiement pour les achats de proximité. En revanche, son importance relative baisse depuis de nombreuses années, affirme l’expert de la Banque de France.
Toutefois, il est encore trop tôt pour savoir quelles seront les conséquences de cette crise sur les usages de paiement.