D'ici à la mi-avril, Eric Ziolo, maire de la commune en Corrèze, va devoir, comme partout ailleurs en France, boucler son budget dans un contexte de fortes tensions financières. De nombreux élus, surtout en milieu rural et péri-urbain, se sentent désarmés. Illustration en Limousin. Pour Eric Ziolo, la seule solution : gérer autrement.
Eric Ziolo a la poigne facile et la fermeté qui avec. Il faut dire qu’ici en Haute-Corrèze on serre la main. A l’ancienne. À la chiraquienne. Franc, direct, le maire de Bort-les-Orgues – étiqueté LR, tendance gaulliste – adore raconter l’histoire de son territoire, sa terre familiale, celle de ses parents, de cette ville aux confins du Limousin et de l’Auvergne, qui vit sous un barrage en béton de 120 mètres de haut et sous la troisième plus grande retenue d’eau de France.
Mis en service en 1952, l’ouvrage est une véritable légende. Avec ce patrimoine local imposant, la commune a connu pendant des décennies un essor démographique sans précédent. Le pic a été atteint en 1975 et des cités ouvrières ont été construites. Gérées par la toute puissante EDF, elles possédaient leurs propres épiceries, salons de coiffures et restaurants. « C’était notamment le cas de La Plantade, une ville dans la ville » précise le maire, un brin nostalgique. Ce quartier populaire fait aujourd’hui l’objet d’un travail de mémoire via une association « La Plantade, une école, mon enfance » soutenue dans son action par l’équipe municipale.
La crise énergétique : première source de tension
Mais, en ce début d’année, le maire a d’autres soucis en tête. Certes, il le dit à sa façon, sans détour, ce mandat – c’est son premier – est « un super mandat ». Il n’est pas le premier à l’affirmer ni le dernier sans doute. « De bout en bout sur un dossier, tu vois sa naissance et son aboutissement. C’est toi qui pilotes le truc ». Mais une fois l’enthousiasme retombé, l’édile fait grise mine. Son désarroi est palpable lorsqu’il aborde la question des finances publiques locales. « Avec la crise énergétique c’est compliqué (…). Ce n’est pas le barrage qui fait qu’on a de l’électricité moins chère » ironise-t-il.
Le prix du gaz qui a augmenté de 115% l’oblige à faire des choix. La piscine couverte chauffée est fermée jusqu’à la fin janvier. Les illuminations de Noël ont été concentrées dans le centre-ville afin de limiter les heures de montage et de démontage par les agents municipaux.
« On essaie de faire des économies » lâche Eric Ziolo, laconique. Ce qui est d’autant plus difficile à réaliser que Bort-les-Orgues a perdu 50% de sa population en 50 ans – 2959 habitants en 2022- et que la nouvelle équipe municipale hérite d’équipements publics, vestiges de la belle époque, du temps de la splendeur du barrage, aujourd’hui surdimensionnés. Trois stades – de rugby, de foot et de délestage – deux halles municipales, une piscine. Résultat : les frais de fonctionnement explosent et freinent les capacités d’investissement. Pourtant, la ville a tenté d’anticiper la tension énergétique en lançant un programme d’isolation thermique dans les deux écoles – maternelle et primaire- qui s’achèvera en juillet 2023 ainsi qu’en faisant passer en led l’éclairage public.
Des rapports avec l’Etat compliqués
Mais la crise énergétique n’est pas la seule source d’inquiétudes pour le maire. Depuis cinq ans, les dotations de l’État sont en baisse. Inéluctablement. Dans ces conditions, le jeune élu n’a pas d’autres choix que de trouver de nouvelles recettes en ayant toujours en tête cette question lancinante : que faire pour sortir de l’ornière et essayer d’équilibrer les comptes entre recettes et dépenses ?
Augmenter les impôts locaux ? Pas question. « De toute façon, on n’a que le foncier. Il est déjà très haut ». Relever les tarifs des services publics – crèches, piscines, équipements sportifs, cantines, activités culturelles ? Rogner sur une partie des investissements futurs ? Couper l’achat de fournitures et de prestations de services ? Ou alors supplier l’Etat d’accorder de nouvelles dotations ?
Pour Eric Ziolo, la seule solution c’est de gérer autrement. Un vrai casse-tête. Pour nous le prouver de la plus simple des manières, il convoque sine die une réunion avec trois de ses adjoints. Au menu : le projet de réfection de l’avenue Clemenceau. Le maire a fait acter par son conseil ce dossier qu’il porte à la communauté de communes – il est vice-président chargé du développement territorial dans les instances de Haute-Corrèze Communauté.
Il s’agit de construire une voie verte, un chemin qui traversera Bort-les-Orgues du barrage jusqu’au Cantal, le département voisin. Pour y arriver, il faut refaire la route et changer les canalisations d’assainissement, d’eau fluviale et potable. Coût de l’opération pour seulement 350 mètres de voirie : 775 000 euros. En croisant les doigts pour que l’Agence de l’eau Adour-Garonne et le Conseil départemental de la Corrèze, dont Eric Ziolo est membre sur les bancs de la majorité, jouent le jeu. « Ça met la pression sur les dossiers d’investissement » et beaucoup d’entre eux doivent être étalés sur plusieurs années pour aboutir à une réalisation complète.
Une lassitude partagée par ses collègues
C’est d’ailleurs une stratégie à laquelle une majorité de maires sont contraints de se plier. D’après la dernière enquête de l’Observatoire Démocratie de proximité et du CEVIPOF, le centre de recherches de Science Po, ces élus locaux s’interrogent sur leur capacité à poursuivre leurs futurs investissements, à commencer par ceux qui conduisent la transition écologique. Ils sont ainsi 44% à pressentir « une dégradation à venir de la situation de leurs communes » dans les cinq prochaines années.
Manquant d’expertise et d’ingénierie, les communes de moins de 10 000 habitants subissent un réel décrochage et leurs maires sont nombreux à éprouver « un rapport de plus en plus abimé avec l’Etat » qui, depuis 2017, rejette les corps intermédiaires et accentue l’éloignement de ses services déconcentrés des territoires ruraux. Or, ces maires sont engagés dans des politiques publiques porteuses d’espoir pour leurs concitoyens (58% de l’investissement public est assuré par les collectivités territoriales). Pour eux, il est donc hors de question de faire machine arrière. Dans ces conditions, ils avancent à tâtons, sans visibilité sur la dynamique de leurs recettes pour investir et ressentent un malaise qui est loin d’être conjoncturel.
Dans un ouvrage référence – « Maires au bord de la crise de nerfs » (Edition de l’Aube- 2020), Martial Foucault, Directeur au CEVIPOF, estime que ce ras-le-bol date de la crise financière de 2008. À partir de cette date, l’Etat change son fusil d’épaule, modifie ses rapports avec les maires, freine ses politiques de redistribution et remet en cause la commande publique. Le pouvoir central se met en retrait et demande aux collectivités territoriales des efforts budgétaires sans précédent. La confiance est rompue.
La culture du cash au niveau local
Mais, ce désarroi des maires a une autre origine : le comportement de leurs administrés. Ces élus sont au centre d’une tension démocratique qui ne dit pas son nom. Depuis 2020, un maire sur deux constate un durcissement des points de vue de ses habitants qui s’explique, notamment, par un sentiment de déclassement territorial. « La France » écrit Martial Foucault « connaît depuis plusieurs années une accélération de débats publics violents ». Cette culture du clash est amplifiée par la puissance des réseaux sociaux qui favorise une polarisation des opinions publiques à laquelle n’échappent pas les débats locaux. En deux ans, tous les voyants se dégradent : incivilités, injures, insultes, harcèlement moral, menace verbale et écrite et attaques sur les réseaux sociaux. Dans une note interne de mars 2022, le ministère de l’Intérieur avance le chiffre de 1276 agressions d’élus locaux pour l’année 2020, soit une augmentation de 200% par rapport à 2019. Rien d’étonnant, dès lors, qu’à la grève des électeurs s’ajoute celle des écharpes. Aux dernières élections municipales, y compris en Limousin, des communes rurales n’avaient pas de candidat et parfois, comme à Bort-les-Orgues, dans celles de 1000 à 5000 habitants, pour la première de leur histoire, une seule liste. Dès lors, ces maires ont adopté deux attitudes, soit se résigner, soit renforcer leur détermination à œuvrer pour leur commune en s’alliant avec des partenaires privés et publics.
De nouvelles injonctions
C’est le cas du maire de Bort-les-Orgues, par nature optimiste. Cet ancien cadre de la fonction publique territorial veut continuer d’y croire. Avant tout, il pense pouvoir canaliser les incivilités. Bort-les-Orgues ne possède ni police municipale ni caméras de surveillance (« trop cher »), mais envisage cependant de s’intégrer à un dispositif mis en place par le conseil départemental. Signe que le maire et son équipe veulent s’emparer du problème des incivilités – « des bacs de fleurs renversés la nuit et des tags dans un quartier » qui agacent des habitants. Au-delà, Eric Ziolo relève qu’effectivement, les comportements de ses concitoyens ont changé, pas nécessairement dans le bon sens. « C’est l’effet internet, Il faut tout tout de suite. Si tu ne fais pas tout tout de suite, tu passes pour un blaireau. Alors, il faut expliquer que ça ne marche pas comme ça. Il faut résister. (…) Mais, en fait, je n’ai jamais eu de débordement. Si tu es correct avec eux, si tu es dans le dialogue, les gens te respectent ».
Garder le cap
Ensuite, le maire de Bort-les-Orgues préfère relativiser les tensions avec l’État. Certes, il est bien conscient que la situation est fragile. Des services publics comme la trésorerie ont tourné le dos à la localité, la désertant un peu plus. Certes, il s’interroge sur le devenir de la Poste et le départ toujours possible de commerces. Mais Eric Ziolo garde le moral et il ne sent pas isolé. À la communauté de communes, située à 30 km de la cité bortoise – 25 minutes de trajet en respectant le code de la route - la solidarité territoriale n’est pas un slogan de circonstance. Cet EPCI – établissement public de coopération intercommunale – s’étend sur 1895 km2, englobe 71 communes, réparties entre la Corrèze et la Creuse, s’adresse à 34 000 habitants. Sur cet immense territoire, les maires doivent s’épauler. Ils en sont totalement conscients. C’est leur force. Ce jour-là, en petite communauté, une dizaine d’élus doivent examiner le futur tracé du Tour du Limousin. Bort-les-Orgues a été retenue par les organisateurs pour accueillir le jeudi 17 aout 2023 la troisième étape. Les coureurs devront grimper jusqu’aux orgues qui se dressent à l’extrémité d’une coulée de phonolite. Tout le monde est convaincu de l’intérêt de l’opération. Il est demandé à la communauté de communes de verser 10 000 euros. La proposition est acceptée sans broncher. Ce qui renforce Eric Ziolo dans sa volonté d'aller de l’avant.
D’ailleurs, dans un autre bureau, il enchaine une nouvelle réunion avec la directrice des ressources humaines. Ensemble, ils analysent les moyens de renforcer la dynamique interne de cette structure. Sa position est claire : il faut consolider le dialogue social, aider les 150 agents à comprendre le sens des orientations fixées par les élus, désamorcer les éventuels conflits dans le cadre du schéma de mutualisation qui, contraintes financières oblige, se traduira par une commande publique plus exigeante. « C’est une collectivité qui bouge » estime-t-il « et qui entre dans sa vitesse de croisière ». Un peu comme lui qui, à mi-mandat, s’est fixé un objectif : changer l’image de sa ville en la rebâtissant. « Il ne s’agit pas de réinventer. Il s’agit de faire un petit bout puis un petit bout ».
Et de nous présenter la chargée de mission « Petites villes de demain ». Bort-les-Orgues a reçu, au même titre que quelques autres communes du Plateau de Millevaches, ce label qui s’inscrit dans le cadre de l’opération de revitalisation des territoires (ORT). Ce qui ouvre le droit à des aides publiques pour des projets clairement identifiés. Bort-les-Orgues n’en manque pas. Le maire a dans sa besace dix fiches actions qui balaient plusieurs thématiques allant de l’habitat au développement économique sans oublier le patrimoine local. Le dossier le plus avancé touche une friche industrielle, l’ancienne manufacture corrézienne de vêtements (MCV) qui pourrait, en partie, être transformée en logements collectifs pour séniors et pavillons individuels. « Ce ne sont pas les idées qui manquent », martèle le maire. « Mais il faut se donner un peu de temps et surtout éviter d’effacer le passé industriel ». Mais là encore, il va lui falloir, avec son équipe, trouver des partenaires, croiser les sources de financements et s’armer de patience. À l’image de ces Corréziens du plateau, Eric Ziolo veut donner du temps au temps pour que « peu à peu, l’oiseau fasse son nid » et que sa ville natale trouve un nouvel élan.