Ce week-end, les militants et militantes anti-bassines se retrouvent dans les Deux-Sèvres pour protester une nouvelle fois contre le projet de 16 réserves de substitution dans le département. Le débat qui confronte des citoyens, des agriculteurs et des personnalités politiques n’épargne pas la communauté scientifique : arguments contre-arguments, la question du stockage de l’eau en ouvre de plus grandes, celles de l'avenir de cette ressource qui se raréfie, et de son partage.
Depuis 2022, l'idée de sécheresse s'est ancrée dans le quotidien des françaises et des français de façon bien plus prégnante et durable que par le passé. Des multiples arrêtés préfectoraux aux gigantesques incendies, l'été dernier nous a brutalement ramenés à la réalité du changement climatique, et dans ce contexte, chacun tente de s'adapter, comme les agriculteurs irriguants, promoteurs des réserves de substitution. Pour la communauté scientifique, cette solution face à l'urgence ne règlera pas le problème d'une ressource toujours plus rare, si elle ne s'accompagne pas d'un changement radical de pratiques, pour l'ensemble de la société.
Des nappes phréatiques toujours plus basses
Au 1er mars 2023, "80% des nappes sont en dessous du niveau normal des nappes au mois de mars", alerte le BRGM, en audition devant le Sénat. "L'an dernier à la même époque, c'était 50%". Sur la majeure partie du territoire, à l'exception de la Manche et de l'extrême Nord-Ouest du pays, "vous avez actuellement des niveaux des nappes qui sont partout plus bas que d'habitude", poursuit Michèle Rousseau, présidente-directrice générale du BRGM, "c’est la France entière, c’est ça qui est exceptionnel." Le constat alarmant concerne aussi bien les nappes réactives, plus superficielles et en communication avec les cours d’eau, que les nappes inertielles qui sont plus profondes. Cela résulte d'un manque de pluies significative pendant la période hivernale au cours de laquelle les nappes se rechargent, alors que le niveau de ces dernières était déjà plus bas en raison de la sécheresse estivale.
CARTE - Situation des nappes au 1er mars 2023
"Ce qu’on vit aujourd’hui qui est assez exceptionnel d’avoir deux hivers secs à suivre, c’est sans doute quelque chose qui sera plus fréquent", ajoute Olivier Raynard, directeur de la délégation régionale Poitou-Limousin de l’agence de l’eau Loire-Bretagne, qui finance en partie les réserves de substitution. "Je ne dis pas que ce sera la norme, je ne dis pas que ce sera tous les ans comme ça, mais ce sera plus fréquent."
Les mégabassines, une adaptation au changement climatique ?
Dans ce contexte de sécheresse, dès le printemps 2022, de nombreux arrêtés préfectoraux ont été émis pour réguler les usages de l'eau, et au cours de l'été, les conditions d'irrigation se sont restreintes sur une grande partie du pays. Les mégabassines pourraient alors être une solution pour permettre aux agriculteurs de maintenir leur activité, et de préserver leurs rendements, en stockant de l'eau au préalable : le concept des réserves de substitution revient effectivement à puiser de l'eau dans les nappes phréatiques en hiver, lorsque leur niveau est plus haut, pour l'utiliser en été en réduisant la pression sur les nappes souterraines en période plus sèche. Selon Alain Dupuy, hydrogéologue, ces stockages sont une piste à explorer face à la raréfaction de l'eau : "Une des mesures d’adaptation est de créer le moyen de retenir une partie de cette eau qui pourrait être en abondance, et c'est bien au conditionnel, en période hivernale, pour des usages décalés dans le temps." Sans recourir systématiquement à cette solution, il considère qu'elle ne peut pas être exclue du débat : "Donc se donner un degré de liberté possible avec des réserves de substitution, je dis pourquoi pas, au moins étudions-le, et regardons ce que ça donne".
En tant que membre du comité scientifique de suivi des bassines, Alain Dupuy étudie l'évolution des cours d'eau sur les territoires d'implantations des réserves. Durant l'été 2022, il affirme avoir constaté une amélioration en Vendée, où plusieurs ouvrages ont déjà vu le jour : "A l’aval hydrolique des réserves de substitution côté vendéen, à la toute fin du mois de juillet, autour du 30 juillet, les nappes continuaient à déborder, les sources étaient actives alors que côté sud, ce n'était pas le cas."
La solution la plus basique qui dit “je change rien, et je fais un stockage pour arroser mon maïs comme je le faisais avant”, ce n’est pas viable.
Professeur Yves LeviMembre de l'Académie des Technologies
Si les réserves de substitution s'avèrent ainsi utiles aux agriculteurs, elles doivent en revanche être pilotées par une gouvernance publique qui doit statuer sur leurs capacités de remplissage en fonction de la ressource disponible dans les nappes. Pour le professeur Yves Levi, membre de l'Académie et des Technologies, qui travaille actuellement sur un rapport sur l'eau, ce contrôle des seuils de nappe est impératif pour l'acceptabilité de ces projets, et pour leur viabilité : "Si on pompe l’eau au moment où il y a les pluies, et qu’après au printemps y a plus de pluie, comme c’est le cas actuellement, la nappe ne va pas se recharger, et là quelque part, on a nui à la nappe, on a fait une réserve qui apporte de l’intérêt à ceux qui utilisent l’eau, mais par contre on a nui à la quantité du sous-sol parce que l’eau ne s’est pas rechargée, donc ça c’est un problème."
Mal-adaptation et mise en péril des nappes
Face à l'idée de multiplier ces réserves de substitution sur le territoire français, l'hydrologue Emma Haziza se montre très inquiète. Selon elle, le fait de pomper l'eau directement dans les nappes met ces dernières en péril car elles peuvent mettre beaucoup de temps à se recharger : "C'est très compliqué pour une goutte d’eau de réussir à perforer à travers le sol, à traverser les premières couches de sol, sans être récupérée par la plante, et il faut que ce soit dans une phase plutôt hivernale", explique-t-elle, "et dans la plupart de nos sols aujourd’hui, dans l’état dans lesquels ils sont, cette eau elle ne percole plus, elle ne pénètre plus aussi facilement."
Pour Emma Haziza, dans le systèmes des réserves de substitution, un aspect relève clairement de la "mal-adaptation" : "Au lieu d’utiliser intelligemment l’eau de pluie pour faire des réserves quand on le peut, et de restituer l’eau au maximum dans les sols pour avoir des niveaux de nappes qui alimentent les cours d’eau et qui laissent le vivant dans un état acceptable, quelque part on vient pomper dans la nappe et on dérègle complètement le cycle de l’eau." Ses craintes se portent vers les risques de mettre également en danger les cours d'eau alimentés par les nappes, et de déséquilibrer encore davantage les écosystèmes qui en dépendent.
L'hydrologue tient surtout à alerter sur les expériences de réserves de substitution dans d'autres pays, et leurs conséquences sur les nappes phréatiques : "En Australie par exemple où on a vidé toutes les nappes phréatiques à force de surpomper comme ça pour pouvoir alimenter les réserves", explique-t-elle."Aujourd’hui ce sont des cours d’eau complètement à sec. Les dernières images de la Nasa nous montrent qu’on a atteint le point de rupture, où les nappes ne se renouvelleront plus, on alterne entre des sécheresses et des inondations extrêmes avec de l’eau qui ne pénètre plus dans les sols".
Paradoxe de Jevons : le risque de perpétuer un système dépassé
L'ingénieure agronome Marion Guillou, vice-présidente de l'Académie d'agriculture, partage l'idée selon laquelle les réserves de substitution vont être une solution utile pour faire face au dérèglement climatique, mais elle l'annonce : "Ça ne peut pas se faire sans penser en même temps l’évolution du modèle agricole parce que sinon c'est une course sans fin". Elle estime qu'une transformation des pratiques agricoles est indispensable pour accompagner leur mise en place, afin d'éviter ce qu'on appelle le Paradoxe de Jevons, ou "effet-rebond", le fait que l'accès à une ressource décuple sa consommation. "Aux Etats-Unis, quand ils ont fait des stockages, comme ils n’ont pas en même temps changé de modèle agricole, ça a emmené de plus en plus de besoins de stockage", prévient-elle.
L'écologue Vincent Bretagnolle abonde : "Le fait de mettre de l’eau à disposition des usages, pas seulement de l’agriculture, a plutôt tendance à augmenter l’utilisation, plutôt que d’aller vers une sorte de sobriété". De même, il s'interroge sur une possible augmentation des assolements gourmands en eau : "On peut imaginer que la capacité d’avoir de l’eau stockée peut entraîner l’augmentation d’un certain nombre de cultures qui ont besoin d’eau au printemps et en été, qui peuvent être des cultures qui ont une très forte rentabilité financière. On pense immédiatement au maïs mais il y en a d’autres." La question selon lui mérite de prendre du recul sur les usages et la gestion de l'eau de manière systémique pour faire face à sa raréfaction.
Ce n’est pas un problème momentané, on croit avoir vécu un cas extrême en 2022, mais en réalité ce sera la norme, la moyenne, dans moins de 10 ans.
Vincent BretagnolleEcologue
Pour Emma Haziza, le risque en multipliant les réserves de substitution est également de créer des conflits d'usage, et une concurrence déséquilibrée entre les différentes formes d'agriculture. En période de restriction préfectorale, certaines filières seraient ainsi mises à l'arrêt alors que les exploitations qui bénéficient de réserve de substitution pourraient maintenir leur activité. De plus, elle craint que les bassines deviennent un préalable lors des contrats entre agriculteurs et distributeurs : "Si vous êtes un exploitant agricole et que vous voulez avoir un grand groupe, un géant qui derrière puisse acheter votre production, eh bien, elle est suspendue au fait que vous ayez l’obligation d’avoir une bassine."
Une solution, mais pas la seule
La plupart des scientifiques interrogés s'accordent sur un point : les réserves de substitution sont un moyen de s'adapter au changement climatique, mais ce n'est pas le seul. Le professeur Yves Levi est très ferme sur ce point : "Faire des réserves d’eau, c’est une des solutions, et ça c’est le deuxième point qui est très important, c’est de ne pas faire croire aux gens qu’il n’y a qu’une solution".
Il existe déjà des solutions technologiques, qui restent marginales car moins facilement acceptables par la population et plus énergivores, comme le traitement des eaux usées et le dessalement de l'eau de mer. L'agronome Marion Guillou compte également sur l'évolution génomique des plantes à cultiver.
On est vraiment à un tournant, il faut repenser l’aménagement et l’utilisation collectifs de l’eau. Comment collectivement, on réaménage la France pour que l’eau percole, pour que l’eau ne ravine pas, qu’il n’y ait pas d’érosion des sols, que les sols soient fertiles et riches en matières organiques, et donc retiennent l’eau ?
Marion GuillouVice-présidente de l'Académie d'Agriculture
Plus que ce technosolutionnisme, elle affirme que la gestion des sols doit changer, que ce soit dans les zones urbaines avec l'arrêt de l'artificialisation systématique des routes ou des parkings, afin de permettre une meilleure infiltration des sols, ou dans les espaces plus ruraux : "Vous faites en sorte que le sol enherbé, pas nu, vous faites en sorte d’avoir des retour de paille ou de matière organique au sol, vous faites des haies, des rotations de cultures qui enrichissent le sol parce que le sol doit être équilibré en plusieurs éléments, en azote, en potassium, en phosphore et en carbone."
Globalement, il faut davantage se reposer sur les solutions du vivant. Selon plusieurs scientifiques interrogés dans cet article, il faut remettre des prairies pour laisser l'eau y stagner l'hiver, restaurer les zones humides, replanter des arbres, des haies et enrichir les sols de matières organiques, grâce à des couverts végétaux ou des engrais verts.
Je suis plutôt promoteur de ce qu’on appelle les solutions fondées sur la nature, qui consistent à maintenir l’eau dans les écosystèmes et à ralentir le cycle de l’eau. Actuellement on fait exactement l’inverse quand on élimine les arbres, les prairies, les matières organiques dans les sols ou qu’on rectifie les cours d’eau, on accélère l’évacuation de l’eau vers la mer, et donc on empêche que cette eau soit maintenue dans les écosystèmes.
Vincent BretagnolleEcologue
"Quand un sol a des plantes, on pourrait imaginer que ces plantes vont évaporer l’eau, mais en période hivernale l’eau suit le chemin des racines et s’infiltre beaucoup mieux", affirme Olivier Raynard. "Lorsque le terrain est nu, on a plutôt tendance à avoir des ruissellements vers les fossés et vers les rivières donc on va tout de suite évacuer l’eau, elle n’a pas le temps de s’infiltrer dans les sols pour alimenter les nappes".
Dans ce sens, le directeur de la délégation régionale Poitou-Limousin de l’agence de l’eau Loire-Bretagne préconise un "Plan Marshall sur les solutions fondées sur la nature".