Addiction à l'oxycodone : "ce ne sont pas les patients qu'il faut surveiller, ce sont les laboratoires"

Une alerte est lancée face à la surconsommation de cet opiacé générant des addictions. En Nouvelle-Aquitaine, le nombre de personnes dépendantes à cet antidouleur marque une très forte hausse. Comme aux Etats-Unis, touchés depuis les années 90, l'influence du lobby pharmaceutique pose question.

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C'est une simple hernie discale qui aura fait basculer la vie de Piotr*. Cet ouvrier dans le bâtiment a été opéré en 2017. Le chirurgien lui prescrit de l’oxycodone en postopératoire, pour calmer les douleurs. Puis son généraliste a prolongé la prescription. Sans s’en rendre compte, Piotr venait de mettre le doigt dans un engrenage infernal. "À un moment, j'ai voulu arrêter", raconte-t-il. "J’ai dit stop. J’ai passé 24 h sans médicaments. Et j’ai commencé à avoir des angoisses. J’ai alors pensé à me suicider". Le cas de Piotr est loin d’être isolé.

"Un médicament qui rend plus facilement dépendant que la morphine"

Entre 2017 et 2021, la consommation d’oxycodone en Nouvelle-Aquitaine a augmenté de 25 %. Avec 950 consommateurs pour 100 000 habitants, la région détient le record. La moyenne nationale s’élève à 450 pour 100 000 habitants. Des chiffres qui ont poussé la société française de pharmacovigilance à lancer une alerte. "Sur l’oxycodone on a reçu plusieurs appels téléphoniques et mails qui nous parlaient du même problème", explique Francesco Salvo du Centre régional de pharmacovigilance à Bordeaux. "On avait une augmentation de l’utilisation de ce médicament, avec des arguments qui semblaient foireux aux yeux des cliniciens. Alors que l''oxycodone est un médicament particulier qui a été au centre de la crise des opioïdes aux Etats-Unis". 

Le problème, c'est que ce médicament, un opioïde, est connu pour être plus addictogène que la morphine.

Francesco Salvo du Centre régional de pharmacovigilance à Bordeaux

à France 3 Aquitaine

La mort sur ordonnance

Le phénomène n'est pas nouveau. Il a d'abord touché les Etats-Unis dès les années 1990, faisant depuis plusieurs centaines de milliers de morts. Le laboratoire Purdue Pharma lance à l'époque un nouvel antidouleur sur le marché. Une campagne de marketing agressive plus tard, le pays se retrouve à prescrire la mort sur ordonnance.

Les overdoses s'enchaînent. Le pays est dépassé. Purdue Pharma, propriété de la famille Sackler surtout connue du grand public pour sa philanthropie, a été condamné depuis pour avoir minimisé la puissance addictive de l'oxycodone. Pour autant, le médicament est resté sur le marché. Là-bas, comme ici.

Prescrit initialement pour des douleurs cancéreuses 

Le phénomène a même envahi nos écrans. La célèbre photographe Nan Golding a consacré un documentaire ("Toute la beauté et le sang versé") à cette question. Elle a mené un long combat pour obtenir, entre autres, que soient décrochées les plaques sur lesquelles était inscrit le nom de la famille Sackler dans de nombreux musées : le Met et le Guggenheim à New-York, le Louvre ou encore la Tate à Londres. La série "Pain Killer" a elle aussi rencontré un succès retentissant. On y voit des hommes et des femmes, insérés dans la société, basculer du jour au lendemain. Avec, à chaque fois, la même base de départ : la prescription d'un antidouleur.

Cette catastrophe sanitaire est due à un élargissement des indications. "Tant que les douleurs traitées étaient soit des douleurs aiguës, soit des douleurs chroniques cancéreuses, le risque de perte de contrôle était relativement réduit et même acceptable, car il s'agissait de personnes dont l'espérance de vie était hélas limitée ", analyse le docteur Jean-Michel Delile addictologue. Mais le président de la Fédération Addiction a observé une nouvelle tendance dans les prescriptions : "il y a eu ensuite un mouvement culturel, ce qui est intéressant d'ailleurs, qui a refusé, par principe, de maintenir une personne dans un état douloureux", poursuit-il. 

Il est alors apparu nécessaire de traiter la douleur, quelles qu'en soient les origines.

Jean-Michel Delile, addictologue

à France 3 Aquitaine

"On s'est mis à prescrire ce type de médicaments dans pas mal de pays pour des douleurs chroniques non-cancéreuses, y compris des douleurs fonctionnelles où la dimension de la participation psychologique est tout à fait importante (syndrome des jambes sans repos, myasthénie etc.) ", poursuit le médecin.

Une population plutôt féminine, bien insérée socialement

Le professeur Delile constate que, dans sa patientèle, le nombre de personnes devenues dépendantes à cet antidouleur évolue. "Ce n'est pas une augmentation vertigineuse par rapport à d'autres problèmes qu'on peut avoir dans le domaine des addictions, mais c'est plutôt à la hausse, c'est sûr", observe-t-il.

"Mais ce qui est pour nous le plus étonnant, c'est qu'il s'agit de profils, en terme psychologique ou de trajectoire sociale, très différents de la patientèle à laquelle on est habitué dans le domaine des addictions".
Dans la sphère de la toxicomanie, l'addictologue est habitué à des gens jeunes, instables ou en difficulté sociale. "Là, la population qu'on rencontre est plutôt féminine. Elle a plutôt 50 ou 60 ans, généralement bien insérée socialement. Ces personnes se retrouvent en très grande difficulté, avec des médicaments, sans s'être doutées auparavant qu'il pouvait y avoir une dangerosité en terme addictif. Elles apparaissent relativement naïves par rapport aux risques pris, d'autant plus que c'est toujours sur prescription". 

C'était sur la base d'une relation de confiance avec un médecin, à l'hôpital ou en ville.

Jean-Michel Delile, addictologue

à France 3 Aquitaine

Méconnaissance des médecins...

Un rapport de confiance avec son médecin qui fausse les cartes. Et retarde la prise de conscience de l'addiction par le patient. Alors, ces médicaments sont-ils prescrits par les médecins, car ils le connaissent mal et sous-estiment son pouvoir addictif ? Ou parce que l'influence des laboratoires est bien réelle. Pour répondre à cette question, direction les Etats-Unis.

Nous rencontrons Charlotte Bismuth, ancienne procureure de New-York, spécialisée dans le trafic de médicaments. Elle a travaillé sur de nombreuses affaires, notamment la procédure de faillite de Purdue Pharma. Autrice du livre "Bad Medicine", elle continue de s'intéresser à la question. Les chiffres parus en France l'ont interpellée.  Elle a donc décidé de se pencher plus précisément sur les données concernant la Nouvelle-Aquitaine. "La question qui se pose évidemment c'est "pourquoi" ?", interroge la franco-américaine.

Ou poids du marketing ?

"Si c'était le fait d'une avancée médicale, alors, on pourrait imaginer qu'il y ait une augmentation homogène au niveau du territoire français", analyse la Franco-Américaine. "Mais ce n'est pas le cas. Pour moi, la première question à se poser est : est-ce qu'il y a plus d'argent qui a été dépensé en marketing par les laboratoires dans cette région ? Ou est-ce que l'argent qui a été dépensé a eu de plus grands rendements au niveau des ordonnances ?" Charlotte Bismuth se base notamment sur son expérience Outre-Atlantique. 

J'ai vécu la crise des opioïdes aux USA, et il a été clairement établi que les laboratoires utilisaient l'argent pour influencer les décisions médicales.

Charlotte Bismuth, ancienne procureure de New-York, spécialisée dans le trafic de médicaments

à France 3 Aquitaine

 

Une influence qui s'exerçait, "non seulement en payant directement les professionnels de santé, mais aussi en créant des sociétés savantes, qui influençaient la pensée médicale et les décisions médicales ", poursuit l'ex-procureure.

Des données opaques

Charlotte Bismuth s'est donc rendue sur un site public "Transparence Santé Public", où sont répertoriés les dons des laboratoires. Elle a voulu savoir d'où venait précisément l'argent et où il allait. Un exercice rapidement interrompu par le manque de données disponibles.

Le problème avec ce site, c'est qu'il est difficile de comprendre quelle est la nature des paiements et pourtant ce sont des sommes d'argent vraiment importantes.

Charlotte Bismuth

à France 3 Aquitaine

"Il nous manque le contexte", explique-t-elle. "Est-ce un contrat de marketing ? Est-ce que c'est une séance de formation qui a eu lieu dans une zone géographique particulière. J'aurais voulu pouvoir cibler toutes les actions qui ont été menées dans la région par les laboratoires. Il manque aussi les subventions de la part des sociétés savantes et autres intermédiaires". Charlotte Bismuth met en garde.

Je sais qu'il y a un a priori, selon lequel, ce qu'il s'est passé aux Etats-Unis ne pourra pas se passer en France. Je pense que ce n'est pas vrai.

Charlotte Bismuth

à France 3 Aquitaine

"À partir du moment où les laboratoires dépenses d'extraordinaires sommes d'argent pour mettre en place la même stratégie de marketing, on se dirige vers la même catastrophe. Ce ne sont pas les patients qu'il faut surveiller en premier lieu, ce sont les laboratoires".

Des patients abîmés, souvent honteux,  pour qui décrocher paraît parfois impossible. De son côté, Piotr a diminué par deux sa consommation d'Oxycodone. Le chemin reste encore long. 

(*) Le prénom a été modifié

 

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