A Bordeaux, des étrangers illégaux sont maintenus dans le centre de rétention administratif (CRA), sans aucune perspective d'expulsion. Leur pays d'origine, l'Algérie, n'a pas rouvert ses frontières depuis dix-huit mois.
Walid C. a 34 ans. Au téléphone, sa voix trahit sa fatigue, son français est hésitant. Il raconte ses premières impressions sur le Centre de rétention administratif (CRA) de Bordeaux. Depuis treize jours, le trentenaire était retenu dans le CRA d'Hendaye, au Pays basque. Mais dans la nuit de dimanche à lundi, un incendie s'est déclaré dans une des cellules.
Deux jeunes hommes âgés de 22 et 28 ans ont été évacués à l'hôpital. Cinq occupants du CRA ont été transférés dans des CRA de Nouvelle-Aquitaine. C'est ainsi que Walid est arrivé à Bordeaux, à l'aube.
"Ils ne peuvent pas me renvoyer, les frontières sont fermées"
"Je ne comprends rien. Je suis arrivé à 5 heures, je ne sais pas ce qu'ils vont me faire", soupire Walid. Originaire d'Algérie, installé à Marseille depuis 2014, ce diplômé en pâtisserie travaille au noir depuis des années, lorsqu'il est arrêté à Bordeaux, à l'occasion d'un contrôle d'identité.
Sans titre de séjour, le trentenaire était déjà sous le coup d'une interdiction de territoire français (ITF) pour une durée de trois ans. Il raconte avoir séjourné trois mois à la prison de Gradignan, avant de se retrouver retenu à Hendaye, et d'arriver à Bordeaux ce lundi. "Ils m'ont amené ici, mais je n'ai reçu aucune explication. Ils ne peuvent pas me renvoyer puisque les frontières de l'Algérie sont fermées. Il parait que ça pourrait durer jusqu'en 2022!", s'inquiète-t-il.
Depuis le début de la crise sanitaire, les vols vers l'Algérie sont en effet rarissimes. "Le consulat d'Algérie ne délivre aucun laisser-passer consulaire, confirme Me Delphine Méaude, avocate au barreau de Bordeaux et membre de l'Institut de défense des étrangers. Les ressortissants Algériens arrêtés se retrouvent maintenus en rétention".
Jusqu'à présent, à Bordeaux, la jurisprudence était favorable à ces ressortissants. Après les 48 premières heures de rétention, une fois établi que les personnes étaient de nationalité algérienne et donc non expulsables, elles étaient libérées. Mais depuis une grosse semaine, les magistrats ont changé de position.
Un cycle "sans fin"
Combien sont-ils dans ce cas ? A Bordeaux, sur les 20 places du CRA, entre "12 et 13 sont occupées par des Algériens", affirme Walid, qui reconnaît néanmoins que "certains Marocains se font passer pour des Algériens pour éviter l'expulsion". Mais les effectifs varient chaque jour, entre transferts dans différents CRA et libérations. "A priori, s'ils ne peuvent pas rentrer ils devraient finir par être relâchés, poursuit Me Méaud. Mais tout va dépendre du magistrat qui va statuer".
"Ces personnes sont dans l'incertitude la plus totale. Elles peuvent être retenues jusqu'à 90 jours maximum" (en cas de prolongation demandée par la préfecture au juge des libertés et de la détention, ndlr), expose Pauline Racato, intervenante juridique de l'association La Cimade au CRA de Bordeaux. "Ensuite, elles peuvent très bien être libérées, arrêtées quelques semaines plus tard lors d'un nouveau contrôle, et être à nouveau retenues dans un CRA. C'est sans fin".
La rétention est détournée de son objectif légal. Elle est juste utilisée à des fins répressives.
Contactée, la préfecture de la Gironde se refuse à commenter des décisions "relevant de la compétence du juge des libertés et de la détention".
Selon le rapport annuel de la Cimade, sur l'année 2020, quelques 363 personnes ont été retenues à Bordeaux, contre 163 à Hendaye, avec des taux d'éloignement respectifs de 30 % et 36,6 %. "Les personnes retenues d’origine algérienne, tunisienne et marocaine ont subi de longues privations de liberté, car l’administration les a maintenues en rétention, malgré des expulsions rarement réalisables du fait de frontières fermées", précise le rapport. Entre le 17 mars (début du premier confinement) et le 31 décembre 2020, en France, 970 personnes de nationalité algérienne ont été enfermées dans des CRA. Seuls 0,5% d'entre elles ont été expulsées vers l'Algérie.
Inquiétudes sur la situation sanitaire
Le centre de rétention de Bordeaux, le plus petit de France, dispose d'une vingtaine de places. Ce centre, exclusivement masculin, accueille des hommes pour des durées variables, allant de quelques heures à plusieurs semaines. Si, au plus fort de la crise sanitaire, son taux d'occupation n'excédait pas les 50 %, toutes ces places sont désormais occupées. La suppression de ces jauges restreintes entraîne un "regain de tension dans les CRA", avertit la Cimade.
L'association alerte également sur les risques sanitaires dans ces locaux situés en sous-sols, comportant plusieurs salles sans fenêtre, et où " l’aération est difficile, voire impossible à certains endroits".
En octobre 2020, un cluster a été identitifé au sein du CRA de Bordeaux, avec au moins quatre personnes contaminées au Covid-19. "D’autres ont été libérées par le juge des libertés et de la détention, sans que l’on ne sache si elles sont tombées malades", poursuit l'association. "En l’absence de possibilité d’isolement, les personnes malades ont été contraintes de cohabiter avec des personnes non porteuses du virus pendant quelques heures ou jours", rapporte également la Cimade, qui précise que "des fonctionnaires de police ont également été contaminés".
"Les personnes placées en rétention ont accès aux masques, à du gel hydroalcoolique. Ce sont elles, qui, parfois, refusent d'y avoir recours", rétorque la préfecture, qui ajoute que des procédures spécifiques ont été mises en place : "si une personne présente des signes de contamination, il y a possibilité de la transférer pour la placer en isolement dans des CRA situés à Lyon ou en Ile-de-France".