La promotion 2020 devait partir à Gibraltar pour réaliser Viso, la revue annuelle de l'Institut de Journalisme de Bordeaux. Les étudiants confinés ont finalement exploré leur étrange quotidien. Résultat : Incertain temps,134 pages reflétant le regard d'une génération.
En quelques jours, le brouhaha des foules et la sonnette des tramways ont été remplacés par le seul écho du flot de la Garonne. Plus de tablées bruyantes devant le kebab, de verres qui trinquent en pleine nuit, de rires aux éclats devant l'épicerie. Depuis cette fenêtre qui surplombe le quartier désert, on repense, presque avec mélancolie, à celles et ceux qui y défilaient. Mais comme les autres, la nouvelle génération a disparu de la circulation. Confinée dans des chambres, des appartements ou des maisons, elle fait les cent pas. Une marée d'émotions a ébranlé ses idées et ses convictions.
Une marée d'émotions... Surprise, tristesse, colère, peur, joie.
Ce sont elles qui rythment les chapitres de ce numéro spécial. Un numéro réalisé par une promotion de 19 étudiant.es en journalisme. Moyenne d'âge : 23 ans.
Pendant cinq semaines, ils se sont plongés au coeur de l'actualité tout en restant à distance. Apprentissage totalement inattendu pour des futurs reporters privés de terrain.
Longuement, ils s'étaient préparés à écrire sur Gibraltar à l'heure du Brexit. Du jour au lendemain, il leur a fallu décrocher leur téléphone pour tenter de saisir la réalité qui les entourait.
Tel un chef d'orchestre face à une partition inconnue, leur coordinatrice Maria Santos-Sainz, maître de conférences et responsable de l'enseignement presse écrite/multimedia, explique comment la rédaction a travaillé à distance à partir de visioconférences et autres outils numériques (slack, facebook, google drive, etc) , en inventant en temps réel une nouvelle manière de travailler. " Ces étudiants ont vraiment vécu une expérience inédite, avec une grande contrainte, celle de ne pas pouvoir se rendre sur place. Et de devoir prendre du recul, car nous savions que la revue sortirait après cette crise. Tous ces jeunes ont dû faire preuve d'adaptation dans l'instant, ce qui est l'une des caractéristiques du journalisme. La particularité, c'est qu'ils appartiennent à une génération marquée par la peur... Et au moment même où ils s'apprêtent à rentrer dans la vie active, les voilà confrontés à une pandémie et au confinement ! Ce que personne n'avait jamais vécu. "
Ce Viso 2020 restera comme un témoignage fort de la Génération Covid.
Génération Covid, c'est ainsi que les étudiant.es ont choisi de se définir, en transparence, dans leur article d'ouverture.
Visó est enfin arrivé? ! Pour le commander en ligne, rdv juste ici ? https://t.co/mS7P5kd92v
— Visó Magazine (@VisoMag) June 3, 2020
Bonne lecture et n'hésitez pas à nous dire ce que vous en pensez ? pic.twitter.com/OL54YNRGNp
Hippolyte Radisson, l'un des deux rédacteurs-en-chef évoque cette "naissance d'une génération" confrontée à plusieurs événements dramatiques, éprouvée par les attentats et la crise climatique.
"Le fait d'avoir ce projet, de maintenir la revue en réfléchissant rapidement à une alternative, nous a aidé à mieux vivre le confinement. C'était une chance par rapport à d'autres étudiants qui ont terminé l'année de manière plutôt floue. Nous ne voulions pas passer à côté du moment. C'était anxiogène parce qu'on le vivait et qu'on s'en emparait mais en même temps, nous avons pu continuer à nous rencontrer virtuellement et à capter les émotions de personnes très différentes, policiers, traders, commerçants, agriculteurs, de tous âges et de toutes conditions sociales. Nous avons aussi voulu réfléchir à l'après. Nous avons mis l'accent sur les émotions car, finalement, c'est ce que l'on retient d'une crise."
Ce qu'il en ressort, c'est que beaucoup de choses sont remises en question : nos manières de consommer, de voyager, d'entrer en relation. Les gens que nous avons rencontrés pensent qu'il n'y a pas de retour en arrière possible. Soit on prend conscience de nos modes de vie qui détruisent la planète, soit c'est l'inverse, on continue comme ça et tout va empirer.
Parmi les morceaux choisis de la cinquantaine d'articles, ce récit révélateur du premier tour des élections municipales : "Dans l'arrière-cuisine de la salle polyvalente de Journiac, la phrase claque comme une balle : "ils nous apportent la peste". Elle est sortie du vacarme ambiant de la pièce où une trentaine de personnes bavarde après avoir voté (...) Au 13 heures, les images montrent la foule se pressant sur les quais de la gare Montparnasse, direction le Sud-Ouest. Evelyne Maugrée : "ils ne pensent qu'à leur petite personne. Bizarrement, le bruit des cloches et l'odeur des animaux ne les effraient plus".
Incertain temps, c'est le titre tout en finesse de la revue Viso 2020. Une formule qui résume une situation à l'ampleur et à la durée indéfinissable, comme un entre-deux. C'est ce que confirme, au fil des pages, l'essayiste Juliette Rousseau en une seule phrase :
Un des défis de notre période, c'est d'apprendre à habiter l'incertitude qui nous entoure.
Exode urbain, écologie, école de demain, autant de thèmes de "l'après" évoqués en confrontant les sentiments, les points de vue et les analyses, sans langue de bois : " Après la crise, on ne sera plus des héroïnes aux yeux des gens. On reviendra les connasses qui ne répondent pas assez vite aux appels des résidents", dit ainsi une aide-soignante girondine.
Dans ce contexte, le rapport au travail occupe précisément une part importante de la réflexion. Loin de leurs bureaux habituels, les confinés ont parfois eu des prises de conscience. "Je le savais un peu, mais là j'ai vraiment réalisé que mon travail n'était pas essentiel", confie Rose.
Pour Samy, journaliste indépendant, c'était tout le contraire. "Plus que jamais, j'avais besoin d'écrire, de sentir que je faisais mon métier. Si je restais sans rien faire, je me sentais atrocement mal", raconte-t-il. "Nous avons lié l'identité d'un individu à son travail. S'il est privé d'un rôle productif, il perd toute valeur aux yeux de la société" se désole le philosophe Thomas Schauder. Alors, travailler oui, mais à quelles fins ? Le travail devrait servir au bien commun. Il faut revaloriser les métiers de service et leurs salaires. Ecologiques, sanitaires, les prochaines crises imposent de tout repenser, précise la sociologue Dominique Meda.
Lueur d'espoir dans ce présent chaotique, le dernier chapitre est consacré à la joie. Et un quizz permet même de savoir quel genre de confinés nous sommes, comme une invitation à l'introspection et à une relecture personnelle de ce passage déroutant.
Incertain temps. A découvrir sur le site de l'IJBA et en librairie (Mollat, Machine à lire et Georges).
A noter que la revue Viso a obtenu le prix Varenne du meilleur magazine école de France en 2018 et 2019.