Sa piétonnisation (aux trois quarts) depuis novembre 2022 soulève l'ire de ses commerçants. La rue Jean-Jaurès à Limoges, semble immuable, intouchable. Pourtant, la principale artère de l'hypercentre ville, n'est âgée que d'une petite centaine d'années. Et à sa création elle a radicalement changé la ville.
Nécessaire évolution
En 1850, Limoges ne ressemble en rien à ce qu’elle est aujourd’hui. Entre ce que sont devenus le boulevard Louis-Blanc et l’Avenue de La Libération, il y a une succession de rues : Verdurier, Taules, Pont-Hérisson. Celle-ci relient deux quartiers bien distincts : en bas, le populaire et commerçant Verdurier. En haut, l’insalubre et interlope Viraclaud, haut lieu de la prostitution.
Mais, sous l’impulsion notamment de Hausmann à Paris, l’heure est à l’hygiénisme, social et urbain, et donc, à la création de grandes artères.
"L'hygiénisme dans tous les sens du terme. C'est à la fois de l'hygiène médicale et de l'hygiène sociale. La ville du milieu du 19è siècle est une ville malade, avec une surmortalité par rapport aux campagnes. Et il s'agit de faire rentrer l'air, la lumière, de faire circuler aussi, dans ces quartiers anciens," précise l'historien Limougeaud Philippe Grandcoing.
Soixante-dix années d'atermoiements
Le projet de la construction d'une grande artère est donc lancé. Mais entre la première idée, et la réalisation de la rue Jean-Jaurès, près de 70 ans vont s’écouler, et plusieurs grands maires vont se pencher sur son cas, de Louis Ardant à Léon Betoulle.
Éric Boutaud, conférencier à l'office de tourisme de la ville explique que, "cela aurait pu aller plus vite, à condition qu'il n'y ai pas d'autres préocupations, que les pouvoirs politiques ne varient pas, et que cela n'engage pas des centaines et des centaines d'expropriations. C'est à dire, aller voir les familles, et leur proposer, parfois pour peu, d'aller se loger ailleurs."
La destruction des deux vieux quartiers, dont il ne reste aujourd'hui que la petite rue du Temple, débute dès la fin du XIXè siècle. Parallèlement sont érigées la préfecture et la poste.
Faire table rase du passé
Le percement de la rue Jean-Jaurès débute lui, pendant la première guerre mondiale. Et c'est tellement radical, qu’en arrivant à Limoges en 1917, les américains se trompent de plusieurs centaines de kilomètres sur la position de la ligne de front.
"Les soldats américains croient que Limoges a été bombardée. Il y a toute une partie de la ville qui est dévastée. Et sur des photos aériennes de 1920-23, on voit encore toute la partie entre la rue Jean-Jaurès et le lycée Gay-Lussac, c'est désert."
Michel Toulet, président de l'association "Renaissance du Vieux Limoges"
Une rue hétéroclite
Si la rue existe, et est baptisée, dès le 31 juillet 1915, à l’anniversaire de l’assassinat de Jaurès, ses immeubles et les environs ne sortiront de terre qu’entre les années 20 et 50 : d’où le style disparate, pourtant pensé au départ uniforme comme nous l'indique Éric Boutaud : "Les lots ont été redispatchés entre différentes sociétés, et chacune a employé un architecte différent. On était parti sur du quatre étages au départ, et on arrive à six, huit étages, et de plus en plus de verticalité."
Lieux de grandes enseignes, de commerces chics, d’habitats bourgeois, d’embouteillages et de manifestations, la rue Jean-Jaurès va vivre, et symboliser, durant près d’un siècle, l’évolution des hypercentres urbains en France.
Impensable de revivre aujourd’hui un tel changement, comme le souligne Philippe Grandcoing : "On préfère des rénovations douces, à des rénovations bulldozer, mais qui se sont faites jusqu'aux années 50-60 dans beaucoup de villes, je pense par exemple à Bordeaux, mais assez tardivement encore à Limoges."
Voulue, telle des Champs-Élysées limougeauds, parfois taxée de partir de rien pour arriver nulle part, la rue Jean-Jaurès n’est ni d’Augustoritum ni de Futuropolis. Mais elle est, et fait Limoges. Un peu d’hier, beaucoup d’aujourd’hui et, à voir comment, de demain. C’est au propre comme au figuré, le sens d’une artère.