Peut-on rire de tout en Espagne ? Deux marionnettistes dorment en prison depuis samedi pour avoir animé un guignol accusé d'avoir fait l'apologie de l'ETA, une affaire qui a déstabilisé la maire de Madrid, où était programmé le spectacle.
Dans cette représentation, "La sorcière et Don Cristobal" programmée dans la capitale espagnole dans le cadre des festivités du Carnaval organisées par la mairie, un méchant guignol harcelait une sorcière.
Présentée comme appropriée à tous les publics, elle contenait des scènes violentes, comme la pendaison d'un juge et le viol de la sorcière, au grand dam des familles venues y assister vendredi en fin de journée.
Lors du spectacle, un Guignol y exhibait de surcroît sur une pancarte la phrase "Gora Alka-ETA", rappelant le slogan "Gora ETA", "vive l'ETA" en basque, et qui se voulait, selon les organisateurs, un jeu de mots évoquant aussi l'organisation jihadiste Al-Qaïda par homophonie avec "Alka-ETA".
"C'est une atteinte grave à la mémoire des victimes, une humiliation, un geste de mépris banalisant la violence", s'est indignée lundi l'Association des victimes du terrorisme, rassemblant notamment des victimes de l'ETA, organisation séparatiste basque considérée comme responsable de la mort d'au moins 829 personnes en quarante ans de violence.
L'association n'a pas hésité à porter plainte contre la maire de la ville, Manuela Carmena, une ex-juge, pour "apologie du terrorisme".
Humour de carnaval
La droite, chassée en juin du pouvoir à Madrid après plus de 20 ans de règne, a fait feu de tout bois contre la maire et son équipe, en partie composée d'élus de Podemos (gauche radicale), en réclamant la démission de l'adjointe à la Culture.Pablo Casado, député du Parti populaire (PP, droite), a jugé la pièce "inacceptable" et souligné qu'elle montrait les intentions de la plateforme citoyenne au pouvoir à Madrid: "détruire le système".
A gauche, l'incarcération des deux artistes suscitait presque autant de colère. "Une maladresse n'est pas un délit. La satire n'est pas un délit. Dans une démocratie saine, dans un Etat de droit, il faut protéger toute la liberté d'expression, même celle qui nous déplait, même celle qui nous dérange", a tweeté la maire de Barcelone, Ada Colau. Le chef de Podemos Pablo Iglesias, lui a emboité le pas, saluant les "camarades marionnettistes".
Lundi les comédiens de la compagnie "Titeres desde abajo" (Marionnettes d'en bas) ont pour leur part déposé une requête réclamant leur libération, soulignant qu'il ne s'agissait que d'humour de carnaval n'ayant aucunement pour but l'incitation à la haine.
Shakespeare et Rambo
Leurs avocats ont évoqué Shakespeare et Rambo (483 assassinats), en plaidant qu'une telle jurisprudence "aboutirait à l'incarcération de la plupart des scénaristes de télévision, des réalisateurs de cinéma et directeurs de théâtre" d'Espagne.La maire Manuela Carmena a elle présenté des excuses aux parents, qualifiant d'"erreur très grave" la programmation du spectacle en catégorie "tous publics", et rappelant que les deux responsables de la programmation du carnaval avaient été démis de leurs fonctions.
Mais la maire a dit comprendre "la surprise" suscitée par l'incarcération d'artistes.
L'ETA, sujet tabou
"Nous avons perdu la raison !", déclare Gorka Landaburu, directeur du magazine Cambio16 et rescapé d'un attentat de l'ETA. Mais "L'ETA est un sujet tabou" en Espagne, "encore très présent dans l'esprit de beaucoup de gens", explique-t-il.Les critiques viennent cependant de "secteurs très conservateurs", pour qui "tout est bon pour attaquer la nouvelle mairie de Madrid", estime-t-il.
"C'est la guerre politique totale", note-t-il en soulignant que depuis les élections du 20 décembre, qui ont laissé un parlement fragmenté en quatre forces politiques, aucun nouveau gouvernement n'a encore pu être formé pour remplacer l'exécutif sortant, dirigé par les conservateurs.
L'Union internationale de la marionnette a également réclamé la libération des comédiens et l'abandon des charges, dénonçant "le lynchage médiatique auquel les deux marionnettistes ont été soumis".On politise tout, on met tout dans le même sac. Le problème est qu'il y a deux personnes en prison qui ne devraient pas y être", dit-il.