Vendredi noir : j'étais boulevard Voltaire à Paris

L'un de nos journalistes, Hugo Lemonier, était présent à Paris pour couvrir les attentats terroristes dès qu'il a appris que des coups de feu avaient éclaté aux abords de la place de la République. Il livre le récit de son incroyable soirée. Témoignage.

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Les chaînes d’info annoncent une prise d’otages au Bataclan. Je me précipite aussitôt dans un taxi qui me dépose à deux pas de la place de la République aux alentours de 22h50. Quelques minutes auparavant, des tirs ont retenti dans une rue adjacente. Une femme d’une quarantaine d’années court dans tous les sens, paniquée, cherchant une porte cochère pour se réfugier. Une dizaine de voitures quitte la place à toute allure en klaxonnant autant qu’elles le peuvent.

Les policiers qui tentent d’évacuer les lieux sont sur les dents. "Quittez les lieux ! Reculez ! Reculez ! Rentrez dans les cafés s’il vous plaît !", hurle l’un d’entre eux, la voix tremblante de stress. Les yeux exorbités, confus, il tournaille sur l'asphalte tandis que bourdonne son talkie-walkie. Je parcours les rues désertées des environs et prête attention au moindre bruit, au moindre mouvement.

Une fois arrivé au Bataclan, j’emboîte le pas d’un cameraman d’une grande chaîne de télévisions et du "motard de presse" qui l’accompagne. Un premier périmètre de sécurité, d’une centaine de mètres, a été mis en place. Nous tentons de remonter le boulevard Voltaire quand, soudain, un policier surgit de sa cachette, la main sur son arme de poing. "Qu’est-ce que vous foutez ? Dégagez !", crie-t-il, terrifié. "T’en fais pas, ça gueule à chaque fois avec les flics", relativise le motard de presse.

"On a une vidéo avec des cadavres"

Tandis que nous reculons prudemment, un homme d’une trentaine d’années nous interpelle depuis sa fenêtre :
- "Eh ! on a une vidéo avec des cadavres rue Bichat, lance-t-il, pas peu fier.
- Sérieux ? Tu descends ?", répond le motard.

Quelques minutes passent. Trois types se massent à la fenêtre et guettent l’arrivée de la journaliste censée dealer avec eux, le regard avide. Ils le savent pertinemment, ils peuvent toucher le gros lot. Aujourd’hui, les vidéos amateurs s’arrachent à prix d’or : plus d’un millier d’euros la séquence.
- "Eh, monsieur ! On peut gagner de l’argent avec les vidéos ?, vérifient-ils, impatients, comme s’il y avait lieu d’en douter.
- Montre déjà ce que t’as, réplique le motard, un sourire dans la voix
- Ok, ok… rendez-vous dans le hall"

Je savais que ce trafic existait, je n’ai jamais été naïf à ce propos. Mais la légèreté et le cynisme de ce motard de presse m’a simplement sidéré. Pour autant il serait injuste de dire qu’aucun journaliste n’en souffre. La pression exercée par leur rédaction est parfois considérable. La course à l'info est telle, ce business macabre est aujourd'hui si important que des chaînes de télévision dépêchent des journalistes sur place pour uniquement mettre la main sur des vidéos amateurs. Une de ces reporters m’a abordé pour sonder le terrain. "T’aurais pas filmé l'attaque par hasard ?", m’a-t-elle demandé, toute honteuse, avant de ne repartir un peu confuse.

La BRI donne l'assaut

Vers minuit arrive la BRI. Le périmètre de sécurité est à nouveau étendu. Les policiers qui quadrillent les lieux sont murés dans leur silence, rien ne filtre. Quelques témoignages recueillis, les journalistes sur place en sont réduits à interpréter chaque mouvement de troupes : un homme en costume-cravate qui passe derrière le cordon de policiers se transforme tout à coup en "négociateur du raid" ; la tente de la BRI devient soudain un "hôpital de campagne" monté à la hâte. La foule bruisse de rumeurs folles, tant et si bien que faire son travail sereinement devient de plus en plus difficile. "A partir de maintenant, il va se dire tout et n’importe quoi", me prévient une consœur. Les seules informations sérieuses nous parviennent des rédactions qui tiennent au courant leur reporter par téléphone.

Cette confusion fait le bonheur de certains badauds. "Putain, ils sont chauds l’EI ! Ils sont chauds !", s’exclame l’un d’entre eux tandis qu’il filme le déploiement des forces de l’ordre. Sans qu’un mot d’ordre ne soit passé, deux groupes se forment peu à peu : les passants et les habitants du quartier du côté impairs, les journalistes du côté pairs. Tout le monde fixe, incrédule, le ballet des voitures de police.

A 0h40, je me trouve dans le café "Au Métro", où se sont réfugiés des passants pris au piège. Une femme me raconte avoir passé une trentaine de minute cloîtrée dans un restaurant, les lumières éteintes. Son amie, encore choquée, le visage blême, gémit sans pouvoir prononcer un mot. 0h50, la télévision annonce une rafale, puis deux. Je sors, cours vers le cordon de sécurité. Trois explosions retentissent l’une après l’autre. Des bruits sourds, effroyables. Quarante secondes s’écoulent, lentement, avant que n’éclate la quatrième bombe. J’ai la poitrine serrée. La police nous demande de nous écarter pour laisser passer le Samu. L’assaut est terminé.

Deux heures passent. Les journalistes se pressent contre la barrière en attendant l’allocution du procureur de la République. Chacun tente de se glisser en première ligne, quand, tout à coup, surgit un homme au t-shirt maculé de sang. Il marche, sa couverture de survie au vent, le pas résolu mais l’œil hagard. Un policier finit par le rattraper le conduit dans le sens inverse. Je n’en crois pas mes yeux, il n’est pas dans mes habitudes de voir tant de sang. "Mais, c’est du sang", pensé-je à voix haute. "Non, non. C’est de la peinture", rétorque cyniquement un photographe, comme pour se protéger de l’horreur.

A mon arrivée, nous n'étions que quelques uns. Quatre heures plus tard, des journalistes du monde entier campent sur le boulevard Voltaire : les attentats de Paris sont devenus un événement planétaire.


Les vidéos amateurs des attaques à Paris

 

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