À l'occasion de la semaine du goût, nous avons joué les commis dans les cuisines de l'école Jacques-Yves-Cousteau à Vouneuil-sous-Biard. Tous les jours, Frank Nibeaudeau concocte le déjeuner des écoliers avec des recettes faites maison, dédiées à l'éveil des papilles des tout-petits.
7h00 : seulement deux mains et un programme long comme le bras
Lorsque je retrouve Frank, il flotte dans la cuisine une bonne odeur de pâte feuilletée dorée au four. Le chef est déjà là depuis une heure et demie, casquette vissée à l'envers sur la tête, veste de cuisinier et tablier blancs immaculés (pas sûr qu'ils le soient encore à la fin du service). Pendant que les friands au fromage finissent de cuire, il attaque une vinaigrette XXL. Une quantité industrielle de moutarde, une bouteille entière de vinaigre... À la cantine, cinq à sept litres de cette sauce à salade passent dans les assiettes chaque semaine. Alors au moment de mélanger le tout avec de l'huile, il sort le mixeur : "Il y a des cuisiniers qui me maudiraient s'ils me voyaient faire, car normalement ça se fait au fouet !"
Si Frank est employé depuis 16 ans dans cette cantine, il a longtemps travaillé dans des restaurants classiques. Quand on cuisine pour 300 enfants, il ne faut pas hésiter à ruser. Les menus ont changé, mais pour les élèves de l'école, il s'emploie à favoriser au maximum le "fait-maison" pour sustanter ses petits convives.
Sur le plan de travail, les végétaux du jour, des haricots verts et haricots beurre, patientent déjà dans une gigantesque passoire. La journée est déjà bien entamée pour le cuisinier, mais par la fenêtre, la cour de récréation est encore vide, plongée dans l'obscurité en attendant le lever du soleil.
8h00 : un petit café et ça repart
Annie et Monique, les collègues de Frank, s'activent dans la pièce voisine, plonge et ménage au programme. Frank propose un café, quelques minutes pour souffler et faire le point sur les tâches à accomplir dans les trois heures et demie qui séparent l'équipe de l'arrivée des écoliers affamés. Le réfectoire a besoin d'un coup de balai, et bientôt il faudra commencer à dresser les tables.
Frank reprend le chemin de la cuisine, avec le menu en tête. Ce midi, les enfants auront des feuilletés au fromage, ainsi que de la salade verte ou des concombres en entrée ; puis du poulet sauce moutarde à l'ancienne et les fameux haricots. "On établit les menus par rapport à un plan alimentaire mis en place par une diététicienne", explique-t-il. "J’ai passé mon dimanche après-midi à faire celui de la semaine." Ce plan alimentaire, national, consigne une liste de recommandations pour varier les plats et les aliments tout en respectant un certain équilibre. En partant de cette liste, Frank peut laisser libre cours à son imagination, et c'est bien ce qui l'a séduit lorsqu'il a signé : "On nous laisse le choix de faire ce qu’on veut au niveau des menus, du moment qu’on respecte le plan alimentaire", se réjouit-il. "À partir de ce moment-là on conserve notre métier, on n’est pas des cuisiniers qui ne font que réchauffer, on peut transformer."
Il sort une planche verte pour les légumes, et une rouge pour la viande. Sur la première, il dispose des feuilles de salade qu'il coupe vigoureusement.
8h30 : Des petits plats pour petits convives
Les enfants sont entrés en classe, il ne reste plus que trois heures avant le service, mais Frank est dans les temps. Il sort une vingtaine de filets de dinde, qu'il détaille en petits morceaux sur sa planche rouge. "On est sur du petit taillage", précise le cantinier. "Le personnel qui est avec nous n'a pas toujours suffisamment de temps pour passer couper la viande à tous les enfants, sachant qu’on a des classes de 20 à 25 élèves, autant tailler tout de suite petit." Des petits morceaux pour gagner du temps, et pour les bouches "modèle réduit" des petits convives.
Quand il manque les trois dents de devant, c’est un peu plus compliqué pour eux mais ça va ils se débrouillent.
Frank NibeaudeauCuisinier de l'école Jacques-Yves-Cousteau à Vouneuil-sous-Biard
Au fur et à mesure, la viande découpée est cuite dans un gros fait-tout, puis conservée au chaud dans de grands plats en inox.
9h30 : un petit creux
Les effluves qui émanent de la cuisine envahissent tout l'espace, et il faut bien l'avouer, j'ai un peu faim en regardant Frank s'activer. La viande est cuite et c'est l'heure de passer à la sauce. Dans le même fait-tout, il met du bouillon fait maison : "J’ai l’habitude de faire mon fond moi-même, c’est-à-dire que je commande ma carcasse de volaille, on fait bouillir pendant une heure et on conserve trois jours au frigo après refroidissement. Ça me sert dans toutes mes sauces, mes potages pendant l’hiver, j’en fais une à deux fois par semaine." Pour le cuisinier, c'est une tâche en plus, mais pour lui c'est surtout un moyen de restreindre au maximum les produits ultratransformés dans les assiettes : "C’est plus gustatif et ça revient, je pense, un peu moins cher. Il y a de l’eau, des carottes, du thym, du laurier, des oignons et des clous de girofle... Il y a moins de E quelque chose, E machin, E bidule quoi." Sur les emballages, dans les listes d'ingrédients, les additifs, dont certains sont dangereux pour la santé, sont désignés par la lettre E suivie de trois chiffres.
Pour lier la sauce, il ajoute de la crème, mais pas trop, histoire une fois de plus de limiter un peu les matières grasses dans sa recette. Pour la touche finale, Frank incorpore de la moutarde à l'ancienne pour le goût et pour la texture qu'apporteront ses petits grains. "Moi je ne fais pas de différence entre les adultes et les enfants au niveau de l’alimentation. S’il faut utiliser des épices, des graines de poivre noir, on peut le faire mais on les prévient qu'il faut faire attention, le goût va être un peu différent, ça va piquer un peu."
10h05 : comme au spectacle
La sonnerie a retenti et la cour de récré se peuple d'écoliers. Depuis la fenêtre de leur cuisine, Frank et Annie, qui l'a rejoint pour couper des fruits en morceaux, ont une belle vue sur les jeux des enfants. Très vite, quelques-uns d'entre eux s'agglutinent devant la vitre, teintée de leur côté, pour tenter de distinguer quelques ingrédients du menu du jour. Frank a l'habitude : le manège est quotidien.
Ceux qui sont à la fenêtre, en général c’est ceux qui ont déjà un bon coup de fourchette ! Jouer au ballon ça ne les intéresse pas, mais manger oui !
Frank
De son côté, il joue le jeu, mais n'hésite pas à rappeler à l'ordre les élèves les plus turbulents. C'est un des aspects qu'il préfère dans son métier. Il a même déjà pris quelques-uns d'entre eux quelques heures en cuisine pour leur faire découvrir le travail de cuisinier : "C’est une idée que j’ai proposée aussi aux enseignants pour certains enfants qui pourraient avoir des difficultés, scolaires ou autres, de les mettre un peu en cuisine avec nous pour leur faire voir autre chose."
Pas question de se laisser trop perturber, l'horloge tourne. Frank verse la sauce à la moutarde sur le poulet et range les plats de viande au chaud.
10h45 : le calme avant la tempête
Tout est prêt et disposé dans la vitrine du réfectoire. À l'école Jacques-Yves-Cousteau, les écoliers de maternelle sont servis à table, mais pour les élèves de primaire, il faut prendre un plateau, choisir son entrée, son laitage et son fruit, puis tendre son assiette pour le plat de résistance. Avec ce système, ils acquièrent un peu d'autonomie, et sous la surveillance de Frank, ils apprennent aussi à partager la nourriture, en ne prenant que ce qu'ils comptent consommer.
Dans le réfectoire, les tables sont dressées. Il reste 45 minutes avant le service mais ce n'est pas le moment de se relâcher : le chef et ses deux collègues se mettent au ménage, car tout doit briller avant l'arrivée des enfants.
Dernier détail et non le moindre, Frank prépare une demi-douzaine de petits pots pour y conserver des échantillons de chaque plat proposé au menu. Une mesure d'hygiène, imposée dans les cantines, qui répond à une grosse angoisse du cuisinier : "La plus grosse peur du cuisinier, ce n’est pas de manquer de nourriture pour les enfants parce qu’on trouvera forcément une solution, c’est d’avoir un malade, ou plusieurs."Grâce à ces petites archives du déjeuner, il est plus simple de trouver la source du problème en cas d'intoxication. Frank se veut rassurant : "En 16 ans, ce n'est jamais arrivé !"
Juste avant le service, l'adrénaline monte, comme une réminiscence de l'époque où le cantinier travaillait dans de grands restaurants. Aujourd'hui, pas d'inquiétude, avec de la dinde au menu les petits estomacs ne resteront pas vides : "La volaille, c'est ce qu'ils préfèrent", sourit Frank.
11h30 : Chaud devant !
À ce rendez-vous, il y a peu de retardataires. La grande aiguille indique le chiffre 6, et de tout jeunes enfants poussent la porte du réfectoire. Pour déjeuner, les écoliers se succèdent classe par classe. Il faut bien leur demander ce qu'ils pensent du plat du jour, mais j'éprouve presque des scrupules à interrompre Lana, trois ans, qui manœuvre sa grande fourchette pour déguster son déjeuner. Elle peine à articuler le contenu de son assiette, mais n'en laisse pas une miette, le sourire jusqu'aux oreilles.
À la table voisine, Antoine, élève de grande section de maternelle, est à peine plus bavard, mais ne manque pas d'enthousiasme : "C'est trop bon !"
Petit à petit, la grande salle se remplit. Avec leurs plateaux presque aussi grands qu'eux, les petits du cours préparatoire tendent le bras pour attraper leur dessert. Anaëlle me confie qu'elle préfère la cantine : "C’est trop bon, c’est les meilleurs repas", souffle-t-elle. Arrivent les CE1 et CE2, derniers servis car ce jour-là, les plus grands sont en sortie scolaire.
Difficile de trouver des détracteurs au cantinier, mais le vocabulaire de la gourmandise se diversifie : "Le poulet, il est bien délicieux", se réjouit Olivia, qui savoure chaque bouchée. "Moi je préfère quand il fait des repas bons et appétissants, comme la viande et des haricots. J’aime ce qu’on mange parce que des fois je suis affamée", ajoute Charlie, sept ans. De son côté, Eliott a une petite réserve : "Je préfère le poisson, le saumon... un peu tout comme poisson." Je le rassure, il y en a au menu vendredi.
Pour être tout à fait honnête, si chacun se délecte du "poulet haricots", ils sont plusieurs à me confier qu'il y a bien quelque chose qu'ils aiment encore plus voir au déjeuner : "Des fois même avant les grandes vacances, il fait hamburger frites", me confie Aimy, sept ans, visiblement pressée de retrouver l'été.
Une fois les assiettes remplies, Frank déambule dans le réfectoire. Il rit avec les élèves, ou leur fait une petite remarque sur leur manière de se tenir. Il est dans son élément.
Les enfants ne sont pas les seuls à passer un plateau sur les rails du self. Animateurs et enseignants veulent aussi leur portion. La mine réjouie à l'idée du repas qui l'attend, Emmanuelle, enseignante en cours préparatoire ne tarit pas d'éloges : "C’est varié, c’est copieux, il y a toujours un petit peu d’oignon rouge, un petit peu de champignons, c’est agrémenté comme il faut, il y a des super bonnes sauces, c’est vraiment très très bon", énumère-t-elle. "Les remplaçants qui viennent dans l’école sont très contents."
On reste dans cette école aussi pour la cantine, franchement.
Emmanuelle GuillaudInstitutrice
Elle qui a connu d'autres écoles, fournies par une cuisine centrale, voit une vraie différence avec les petits plats de Frank, mais aussi de réels avantages pour l'éducation des petits : "Il y a la volonté, la bonne humeur, les goûts, les enfants mangent de tout ! C’est ça qui est incroyable, ici les enfants mangent de tout ! Ils sont capables de manger des bols et des bols de soupe, des purées de panais..."
Dans un coin du réfectoire, Annie, Monique et Marie-Thérèse se relaient pour récupérer la vaisselle sale et les déchets du déjeuner. Elles ont la soixantaine, ou presque, et elles m'impressionnent : chacune son tour elles soulèvent des bacs pleins d'assiettes, de verres et de couverts, actionnent la plonge, rangent ce qui est propre. Leurs sabots blancs aux pieds pour ne pas glisser, elles se croisent sans jamais se cogner et sont d'une efficacité redoutable. Quand je questionne Annie sur les charges lourdes qu'elle transporte, elle me répond : "Ah oui on est obligés, on ne peut pas faire autrement, que ce soit pour le ménage ou autre. Même la médecine du travail me l’a dit, le dos en prend un coup." Elle n'envisage pourtant pas d'arrêter, elle qui pourrait bientôt prendre sa retraite, car ici elle a trouvé une équipe solide et solidaire, et beaucoup de joie au contact des enfants comme de ses collègues.
13h30 : Fin de service
Avant de se remettre au ménage, bien nécessaire après le passage de l'ouragan enfantin et ses nombreuses miettes, l'équipe prend le temps de déjeuner, et une assiette m'attend. Feuilleté au fromage, concombres agrémentés d'herbes, d'oignons rouges et de la fameuse vinaigrette, poulet à la moutarde et haricots, devant moi le menu est le même que celui des enfants, et je serais presque tentée de reprendre à mon compte leur exclamation : "C'est trop bon !"
On savoure les différents goûts et textures, le choix d'assaisonnement, ni fade ni trop salé. L'ensemble est équilibré entre gourmandise et raison diététique. Le plaisir de manger est là.
13h45 : La deuxième journée commence
On pourrait penser qu'une fois le repas servi, Frank a fini sa journée. Pourtant, sur sa liste de choses à faire, il reste de nombreuses cases à cocher. Il se charge lui-même des commandes, et doit régulièrement vérifier les stocks.
Tous les deux jours, il enfourche son vélo pour se rendre à quatre kilomètres de là, à l'école Camille-Desmoulins. Les deux établissements scolaires de Vouneuil-sous-Biard sont partenaires pour la restauration et travaillent en étroite collaboration pour élaborer les menus.
Je trouve que ça joue, ça se voit, on sent que ce n’est pas un plat qui a été réchauffé, les enfants apprécient.
Nathalie RetailleauCuisinière à l'école Camille-Desmoulins
Ce jour-là, en l'absence de son supérieur hiérarchique, c'est Nathalie Retailleau qui fait le point avec Frank : "On échange beaucoup, par rapport aux plats, est-ce que tel plat a été plus mangé ou pas ? Est-ce qu’il faudrait l’enlever ?" explique-t-elle. "C’est vraiment important de discuter."
Cela fait bientôt dix heures que la journée de Frank a commencé. Il a choisi ce rythme de vie, peuplé de cuissons et de mélanges, de services et de paperasse, avec une ambition : éveiller autant que possible les papilles des enfants. Pour lui, "le goût, c'est toute l'année."