Dans les Pyrénées la période des estives a commencé. Un moment important où les troupeaux montent dans les pâturages de montagne. Mais face à la présence de l'ours, les éleveurs ne cachent plus leur angoisse comme en témoignent trois d'entre eux.
L'ours leur fait peur. Pour eux mêmes, mais surtout pour leurs troupeaux dont certains sont déjà arrivés dans les hauts pâturages des Pyrénées. Symbole du pastoralisme, les estives sont devenues les endroits les plus vulnérables pour les brebis, vaches et chevaux face aux attaques du plantigrade. Certains éleveurs ont déjà perdu des centaines de bêtes, d'autres jamais, mais tous vivent au quotidien avec l'angoisse de devoir faire face à un dérochement, aux critiques mais aussi à un métier qui ne cesse d'évoluer. Voici les paroles de trois d'entre eux qui se sont confiés à France 3 Occitanie.
Jean-Pierre Mirouze, 57 ans, éleveur
"Plus on s'approche du jour J de la transhumance et moins ça va. Nous avons toujours cette hantise d'être prédatés, d'être confrontés à la présence de l'ours et que cela se passe mal. Même si je ne le rencontre pas, j'ai peur aussi pour tous les bergers, notamment sur les estives du Couserans où il y a une grosse concentration de prédation. Je suis sous antidépresseur depuis 2019 après un dérochement. Lorsque l'on me dit que ce n'est pas l'ours qui fait dérocher nos bêtes, on passe pour des menteurs. et cela fait encore plus mal.
Des fois, cette situation m'a rendu complètement fou. Pendant un an, j'ai arrêté de parler aux médias, j'ai fait totalement le vide. Cela me rendait dingue. J'étais devenu un zombie. La problématique de l'ours vous coupe du milieu social. J'ai trois filles qui sont encore scolarisées. Je n'ai pas envie qu'on les pointe du doigt en disant "ton père, c'est un anti-ours. C'est un anti-tout". Non, je ne suis pas ça. Je suis pour la biodiversité, pour l'écologie, la vraie. On a envie de dire "c'est une grosse erreur, ce ne sont plus les Pyrénées d'avant". Il y a une véritable économie pastorale. On va au casse-pipe. Si on n'est plus dans les estives, c'est tout un espace qui ne sera plus entretenu. Ce sera une catastrophe écologique. On risque de perdre toute cette richesse. On nous prend pour des moins-que-rien. Moi, mes animaux s'ils ne sont pas bien, je ne produis pas comme il faut et je ne vis pas.
On n'est pas écouté, on n'est pas entendu. Tout cela me mine. On a pris un berger supplémentaire, soit trois au total. Mais on ne va pas passer tout notre argent dans des bergers, en sachant que cela ne limite pas la prédation. On n'a pas pris d'autres moyens de cohabitation, car il n'y a aucun moyen efficace. Après, on a pris d'autres moyens que je ne peux pas vous révéler, pour se protéger, personnellement. Car on ne veut pas se faire flinguer. En 2005, 62 de nos bêtes ont été indemnisées après un dérochement. En 2019, 265 animaux l'ont également été après un autre évènement similaire. Les indemnisations ne remplacent jamais les animaux que l'on perd.
On travaille avec du vivant. Pas avec des objets. Ce qui me mine, c'est que l'on prend nos animaux pour des choses. L'ours est considéré comme un être vivant, mais pas les brebis, pas les vaches, pas les chevaux. Après un dérochement, il y a tout à refaire. Mais cela ne se fait pas du jour au lendemain. Nous avions un troupeau transmis par nos anciens, mes arrières-grands parents et il faut tout reconstituer. À la fin, mis bout à bout, je suis épuisé."
Robin, 27 ans, éleveur
"Les bêtes vont monter dans quelques jours. On avait oublié l'ours tout l'hiver. Là, un travail de forçat risque d'être anéanti en une nuit. On a huit chiens de protection, deux postes de bergers qui nous coûtent très cher. Pour le moment, il n'y a pas d'attaque. Le manque de reconnaissance de l'Etat qui nous laisse à l'abandon face à l'ours me pèse. Nous n'avons pas véritablement de moyens efficaces de protection. On le constate. Et ce n'est pas valorisant de travailler pour être détruit.
Le but, c'est que toutes mes brebis redescendent. Avant, je perdais trois quatre brebis, une de malade, une qui déroche. Aujourd'hui, c'est entre 20 à 30 par été. Je me suis fait agressé verbalement par des touristes concernant la question des indemnisations. Je leur ai répondu : "imaginez que je tue votre chien et que je vous donne 1000 euros pour acheter le même avec le même nom. Comment réagissez-vous ?" Avec les chiens de protection, cela crée des tensions avec les touristes qui s'approchent. Je comprends qu'ils aient peur, qu'ils ne se sentent pas à l'aise. J'ai déjà été injurié, mais il faut savoir qu'on nous les impose et que l'on n'a pas le choix. Le chien fait son travail. J'ai le sentiment d'angoisse et d'être laissé à l'abandon. Je n'en veux pas à l'animal, mais à ceux qui le gèrent. Cela commence à être pesant et surtout que l'on a toujours l'impression que c'est notre faute.
La génétique se fait sur des dizaines d'années. Ce n'est pas un caillou. C'est quelque chose d'unique. On achète des béliers hors de prix pour avoir la meilleure génétique possible sur le troupeau et on se les fait détruire. Le public méconnait notre travail et nous confond avec les grandes exploitations de plaines. Nous n'avons que 200 brebis. J'arrive à un moment où je suis écœuré ou j'en ai marre. Si demain, j'assiste au dérochement de mes brebis, je ne sais pas si je rentre à la maison."
Sophie Alzieu, 40 ans, éleveuse
"On n'est pas rassuré. Depuis quelques années, la situation empire chaque été. Même si moi, je suis dans une zone où on n'est pour le moment pas trop impacté, on a toujours ce stress. J'ai peur pour mes bêtes qui sont en transhumance, mais aussi pour les trois bergers et le chevrier qui travaillent pour mon groupement. Je mets sciemment ces personnes en danger pour l'été. Les humains ne sont pas épargnés par ces attaques.
Cela fait plusieurs années que pour moi la transhumance n'est plus une fête. On monte les bêtes, la boule au ventre. Surtout lorsque l'on voit l'Etat qui ne bouge pas. L'affect que l'on peut avoir pour nos animaux est complètement négligé. "La brebis est morte. On vous file un chèque maintenant taisez vous". En gros, c'est ça. Nous, on ne fait pas ce métier pour les indemnités. On le fait pour l'amour de l'élevage. J'ai choisi de m'installer en montagne, pour maintenir des traditions, entretenir des espaces. C'est un tout.
On a aucune considération pour nos métiers d'éleveurs et encore moins pour nos bêtes. On nous demande de mettre en place des mesures de protection que l'on sait inefficaces. On y passe du temps en sachant que cela ne va pas fonctionner en sachant qu'il va nous falloir remplir des dossiers administratifs, monter en montagne pour compter nos bêtes mortes, défendre l'intérêt des éleveurs dans des commissions d'indemnisation qui sont importantes mais pénibles. On a l'impression de se battre contre des moulins à vent. Quand je ne connais pas l'avis d'une personne, en face de moi, sur l'ours, je préfère ne pas en parler. Je sais que cela va être douloureux à entendre, les remarques et les a priori qu'ils ont sur nous comme "qu'est ce que tu t'en fous, tu es indemnisée". C'est difficile. Je préfère éviter.
La blessure ce n'est pas seulement perdre son animal, c'est perdre aussi une partie de son travail, une bête à laquelle on tient, c'est vraiment psychologiquement très dur de subir la prédation. Au début de mon installation, j'ai subi une attaque de chien. Je l'ai vue de mes yeux. C'était un choc. J'ai mis plusieurs semaines à m'en remettre. On ne se rend pas compte du traumatisme ressenti par l'éleveur. À chaque fois que mon téléphone sonne et que ce sont les numéros des bergers, j'ai à chaque fois peur qu'il y ait eu un problème, une prédation. À chaque période d'estive, c'est hyper angoissant. Moi ce qui m'inquiète, c'est qu'un éleveur se suicide un jour."