Depuis le 16 mars ils sont persona non grata dans les stations services, sur les aires de repos des autoroutes ou les entreprises dans lesquelles ils chargent ou déchargent les marchandises. Les routiers en ont gros sur le coeur.
Essentiel à l’économie en ces temps de crise sanitaire, le transport par la route des denrées alimentaires est vital pour l'approvisionnement des supermarchés. Sans lui, pas de pâte, de yaourt, ni de papier toilette dans les rayons des grandes surfaces. Des produits frais ou secs destinés à la grande distribution que les clients s'arrachent à peine mis en place, mais livrés en silence, par une armée de loyaux soldats, au volant de leurs poids lourds.
Depuis le début de l'épidémie les routiers ont la vie encore plus dure que d'habitude et pourtant ils assurent toujours leurs missions.
Privés d'accès aux sanitaires et aux boutiques des stations services, privés d'accès aux aires de repos des autoroutes, traités comme des pestiférés sur les plateformes logistiques, comment se passent les journées des routiers et au prix de quelles humiliations les produits arrivent-ils dans les supermarchés ?
Ils se prénomment Erick, Christophe ou Eddy, et ils racontent comment en une semaine leurs conditions de travail ont changé.
"Les chauffeurs sont des gros crado"
En trois jours, du lundi au mercredi, on ne sait pas ce qu'il s'est passé, on a eu l'impression qu'on transportait directement le virus, confie Erick,
Pourtant avec tous les gens qui manipulent les produits que je transporte, il y a plus de virus dans ma remorque que sur moi.
Ce routier de 52 ans "roule" depuis 30 ans au volant d'un semi-remorque de 44 tonnes. Départ fin de matinée pour 13 heures de travail entre Toulouse et Lyon sur l'A20, en passant par Cahors, Brive et Clermont-Ferrand, où il chargera à chaque étape des biscuits ou encore du foie gras. Au retour, il emportera dans sa remorque des yaourts et autres produits laitiers d'un grand groupe français.
Dans la plupart des plateformes de chargement des entreprises, l'accueil n'est plus le même depuis le début du Coronavirus, constate Erick.
"Je côtoie ce groupe laitier depuis 25 ans et je n'ai jamais vu ça".
Depuis lundi, l'espace d'accueil réservé aux chauffeurs pour faire leur pause et leur toilette pendant le chargement est condamné.
La machine à café n'est plus approvisionnée, la porte des sanitaires est verrouillée, il n'y a plus de point d'eau disponible.
Au chauffeur qui a voulu prendre sa douche après une nuit passée sur la route, il a été répondu :
"Démerde-toi tout seul, de toutes façons les chauffeurs sont des gros crado".
"On n'a plus accès à rien"
"Plusieurs de mes collègues ont été dénigrés, il règne une ambiance délétère où tout le monde a peur de tout le monde.
Pourtant c'est quand même grâce à nous que la marchandise est livrée !"
Dans certaines bases logistiques, on nous demande même de ne pas sortir de la cabine pour décharger."
"Une personne me crie le quai où je dois manœuvrer et ensuite je vais chercher mes documents dans un bureau où une sorte de passe-plat a été installé, derrière son plexiglas, l'employé ne m'adresse même pas la parole...
Ils veulent juste la marchandise mais les camions ne roulent pas tout seuls, faut bien qu'on puisse manger et se laver.
On n'a plus accès à rien,... et ça fait qu'une semaine !"
"Je suis rentré sur Toulouse avec le moral à zéro"
Eddy a 49 ans, dont 27 passés sur la route.
Son entreprise de transport basée à Saint-Alban (Haute-Garonne) est spécialisée dans le fret. Toute la semaine, à bord de son camion frigo, il effectue des rotations entre Toulouse et la région lyonnaise.
Comme Erick, il n'a pas eu accès aux toilettes ni à la douche sur les plateformes logistiques."Interdit aux chauffeurs".
"Dans les stations services c'est encore pire, constate t-il, vendredi dernier à Nîmes, à 14 heures, les douches étaient fermées, les toilettes aussi."
"Moi je m'en fiche je rentrais à Toulouse, je peux me laver et manger un jour sur deux si j'y suis obligé, mais je pense aux collègues étrangers, les Bulgares, les Portugais, les Roumains, les Lituaniens, ils passent le weekend sur le parking sans toilettes, sans point d'eau accessible. Il n'y avait que le carburant qui était disponible par carte bancaire. On a juste le droit de faire fonctionner les multinationales".
Deuxième arrêt à Narbonne-Vinassan et même constat dans la station service sur l'A9. Tout était fermé, même les robinets d'eau à l'extérieur.
Je suis rentré chez moi, j'avais le moral à zéro ! Je veux bien faire mon travail, mais je ne veux pas être traité comme un chien. J'aurais pu demander un arrêt maladie, mais je ramène 20 tonnes de nourriture... C'est la solidarité qui prime.
"C'est la première fois que je suis traité comme ça. Ma cabine fait 4 m², plus petite qu'une cellule de prison. On a peu de contact avec les gens. Avec nos camions, on ne peut pas s'arrêter n'importe où, alors si on nous enlève ce droit là" se désole Eddy.
"Cette semaine, j'ai acheté du fromage et du jambon, si jamais je ne pouvais pas me faire chauffer un plat.
On est des êtres humains, pas des robots... Hélas !"
Malgré le manque de considération dont les routiers font l'objet de la part de certains professionnels, la consolation vient parfois des clients.
Erick raconte avoir fait une livraison la semaine passée au supermarché de Grisolles (82) et avoir été applaudi par une poignée de clients sur le parking : "c'est pas tous les jours que les gens sont contents de me voir !"
Ailleurs des initiatives se mettent en place
Allons plus au Nord de Toulouse, sur la N20 près de Châteauroux (36). Les responsables du restaurant routier L'Escale Village se démènent pour faciliter le quotidien des routiers.
Ils ont fait appel aux services de la préfecture et de la Direccte pour l'installation de sanitaires sur les parkings du restaurant et de la salle de concerts voisine.
Dès la fin de l'après-midi du 24 mars, les routiers qui empruntent cet itinéraire pourront se doucher dans les conditions de sécurité sanitaire optimales.
Un garagiste d'Onzain, dans le Loir-et-Cher, met également ses douches, son parking et sa caféteria à la disposition des routiers.