"Face à la crise écologique, la rébellion est nécessaire". Ralliés à ce constat, 1000 scientifiques ont signé en 2020 un appel. Depuis plusieurs années, ils sont de plus en plus nombreux à s'engager pour dénoncer l'inaction face au réchauffement du climat. Dans un livre "Sortir des labos pour défendre le vivant" publié au Seuil, ils exposent leurs convictions.
Ils-elles s'engagent pour le vivant et expliquent leur action. Les scientifiques en rébellion organisent depuis plusieurs années des manifestations pour mettre en lumière les résultats des recherches des climatologues, hydrologues, spécialistes des écosystèmes entre autres sur l’aggravation de la crise climatique et écologique. Leur objectif : informer, provoquer un débat salutaire dans la société et montrer que cette crise n'est pas inéluctable. Sylvain Kuppel, chercheur en hydrologie à Toulouse qui a participé à une série d'actions à Munich à l'automne 2022, a accepté de répondre à nos questions.
France 3 : Qu'est-ce que vous avez eu envie de faire passer comme message avec ce livre "Sortir des labos pour défendre le vivant" ?
Sylvain Kuppel : C'était d'expliquer notre démarche à un public plus large. D'expliquer pourquoi "Scientifiques en rébellion", de parler de notre raison d'être, des actions menées jusqu'ici. Et aussi d'esquisser ce que l'on vise comme transformations.
On a été nombreux à ressentir de l'insatisfaction par rapport à la manière dont on fait notre métier, le décalage observé entre les connaissances scientifiques sur les bouleversements écologiques et climatiques et les décisions politiques qui sont prises. C'était le sens de l'appel des 1000 scientifiques en 2020.
Il y avait un appel à la désobéissance, on a essayé de questionner : comment peut-on faire les choses autrement ? Pour être plus utile à la société, pour créer un rapport de force plus significatif avec les preneurs de décisions et questionner aussi nos pratiques de recherche.
France 3 : Le livre expose vos positions : que veulent ces scientifiques qui se révoltent aujourd'hui ?
Sylvain Kuppel : Il y a plusieurs piliers dans notre démarche : dénoncer les conflits d'intérêts à plusieurs niveaux, par exemple le fait que les industriels du pétrole financent encore une bonne partie des budgets d'universités. Ce qui pose la question vraiment de l'orientation des recherches. On veut transformer les pratiques dans l'enseignement supérieur et la recherche, qu'on soit plus en lien avec les préoccupations qui concernent l'environnement.
On veut continuer à alerter sur la gravité des constats scientifiques. On sait depuis longtemps qu'on est sur une trajectoire mortifère, qui menace les conditions d'habitabilité de la Terre pour les humains et non-humains. On veut pouvoir continuer à informer sur ce sujet.
France 3 : Vous estimiez que vous n'étiez pas entendu ?
Sylvain Kuppel : En 1972 avec le "rapport Meadows", la limite à la croissance a été mise en lumière. Il y a eu l'Union des scientifiques préoccupés en 1969, qui a alerté à nouveau en 1992. Il y a eu tout un ensemble d'alertes qui ont été lancées depuis maintenant 50 ans dans divers cercles scientifiques.
Or le constat, c'est que ça ne suffit pas. Les faits ne sont pas entendus. La parole scientifique n'est pas entendue. Donc on voit que ce n'est pas un manque d'information. Peut-être pour une partie du public. C'est pour ça qu'on continue à alerter, mais c'est aussi et surtout un problème de conflits d'intérêts et d'intérêts divergents.
C'est aussi pour ça qu'on cherche à créer un rapport de force. On n'est pas audibles car on n'a pas intérêt à nous écouter. Le niveau de transformation dont on a besoin aujourd'hui entre directement en collision avec le modèle économique actuel : les pratiques de business, mais aussi beaucoup de pratiques politiques. L'économique et le politique sont imbriqués. Il y a des menaces perçues et, dans certains cas réels, des intérêts de bien des acteurs, les plus visibles étant notamment l'industrie gazière et pétrolière, les fabricants de voitures, l'industrie et certaines filières de transports.
France 3 : Face à ces conglomérats industriels et ces lobbys, que voulez-vous faire ?
Sylvain Kuppel : On appelle à une transformation radicale, mais vers une société qui serait plus heureuse, au-delà d'être plus soutenable. Le but n'étant pas, comme on l'entend souvent, de faire de l'écologie punitive... ça, c'est un élément de langage qui est apparu au fur et à mesure du temps, parce que des gens ont intérêt à ce que ça soit catalogué comme tel.
Ce livre a un aspect illustratif : on veut montrer qu'on peut faire des choses et ça peut donner de l'espoir à deux niveaux. Le premier, c'est parce qu'on montre qu'il y a beaucoup de gens, finalement, qui ont un imaginaire, qui ne se résignent pas à constater simplement qu'on est en décalage avec ce qu'on perçoit.
Il y a cette dissonance que ressentent beaucoup de collègues et qui est ressentie dans le public aussi, entre ce qu'il faudrait faire et ce qui est fait. Donc, ce livre, il est là aussi pour montrer qu'on peut être animé par un idéal ou en tout cas un "ensemble", une volonté de changer les choses. Il montre aussi ce qu'on a fait jusqu'à présent, qui est très modeste. Mais il prouve que, modestement, on peut faire des choses quand on rejoint un collectif. Évidemment, on ne peut pas prédire si ça va révolutionner le monde ou pas, mais en tout cas, ça invite à ne pas se résigner.
France 3 : Vous pensez que les enjeux sont tels qu'il est nécessaire d'enfreindre parfois la loi ? Vous parlez de désobéissance civile...
Sylvain Kuppel : Beaucoup de formes de communication ont été testées et elles ne sont pas entendues. Au vu de l'urgence, la désobéissance civile est un outil. Il faut s'affranchir du cadre de la loi pour rendre visibles des pratiques. Il y a certains outils de communication qui sont totalement légitimes. Sur le plan historique, ça a été démontré : la désobéissance civile permet de faire bouger le cadre législatif, souvent dans le bon sens.
Et je voudrais rappeler que la désobéissance civile est non-violente, on ne s'attaque jamais aux personnes. Ça reste une action modérée au regard des violences symboliques ou vraiment réelles qui parcourent notre société aujourd'hui. La violence faite au vivant, la violence de la répression de certains mouvements, sous le prétexte d'avoir le monopole légitime de la force. On fait tout un foin de la désobéissance civile parce qu'elle est illégale, mais en fait, c'est détourner l'attention.
Je parle de certaines grandes entreprises mais aussi de l'État, lorsqu'il n'a pas d'autre recours que la violence alors qu'il pourrait instaurer le débat, initier une remise en question, et/ou envisager une évolution législative. Donc c'est une violence qui est exercée par des intérêts privés, mais aussi par des personnes en position de puissance, en position de pouvoir à différentes échelles d'ailleurs, que ce soit à l'échelle d'un département avec un préfet, à l'échelle de l'État avec un premier ministre ou un président, ou évidemment à des échelles internationales avec des dirigeants d'entreprises.
France 3 : Comment fonctionne le collectif "Scientifiques en rébellion"?
Sylvain Kuppel : Une des caractéristiques de Scientifiques en Rébellion, c'est d'être un collectif vraiment horizontal. Il n'y a pas de hiérarchie. Quand on propose une idée, certains s'en saisissent, ça réagit et puis ça part. Pour ce livre, on a fonctionné comme ça. Le Seuil nous a contactés. L'idée a été proposée, et puis les gens qui pouvaient, qui voulaient, qui avaient le temps, se sont agrégés pour l'écrire. Des visios ont été faites. Ceux qui se sont manifestés ont contribué à divers moments de la rédaction.
À la fin, certaines personnes se sont proposées et ont été plus ou moins collectivement désignées pour coordonner les chapitres, faire la relecture, pour prendre la responsabilité aussi d'écourter certaines parties, parce qu'il y avait quand même une contrainte de taille du manuscrit. Mais en fait, le livre a été un exemple d'effort collectif relativement auto-organisé au final.
Comme dans tout collectif, on ne va pas échapper à des dynamiques de pouvoir qui peuvent apparaître dans certaines personnes plus charismatiques, plus investies, mais dans les statuts et dans la manière de fonctionner au quotidien, c'est vraiment aussi horizontal que possible. D'autres collectifs ont ce même mode de fonctionnement. À l'Atecopol, l'atelier d'écologie politique de Toulouse, c'est le cas par exemple.
Cela implique aussi le fait que des gens s'investissent à des degrés divers et dans des tâches plus ou moins exposées, que ce soit juridiquement ou sur le plan du temps. Donc, chacun fait comme il ou elle peut et cela peut être flexible dans le temps.
France 3 : Vous à titre personnel, pourquoi vous êtes-vous investi ? Pourquoi avoir participé à cette action à Munich ?
Sylvain Kuppel : Depuis longtemps, j'éprouve une certaine dissonance, une vraie frustration et parfois un certain désespoir aussi, de voir que la société dans laquelle je vis me semble aller dans le mur à certains égards. Je peux bouger en tant que citoyen, mais en tant que scientifique, ayant une position sociale privilégiée et encore une certaine confiance des citoyens, je me demande : qu'est-ce que je peux faire à mon niveau ?
Je me suis demandé et je me demande toujours : est-ce que, par exemple, le milieu de la recherche scientifique n'est pas un endroit où on peut vraiment changer les choses, que ce soit en interne, dans la manière de faire la recherche, mais en externe aussi, dans la manière de faire le lien avec la société et les décideurs pour influer sur la trajectoire de cette société ?
À l'occasion des actions en Allemagne de Scientifiques en rebellion, j'ai franchi le pas. J'ai très rapidement vu qu'il y avait beaucoup de gens autour de moi. C'est d'ailleurs un des messages de ce livre : on n'est pas seul. C'était très stimulant, ça m'a aidé aussi à sortir de ma zone de confort pour explorer cette autre façon d'avoir une place de scientifique dans la société, que Scientifiques en rébellion explore.
Pour revenir à ce livre, c'est une invitation que nous, Scientifiques en rébellion, aimerions faire pour alimenter le débat dans la société. Que ce soient les personnes qui ne sont pas en situation de pouvoir qui s'emparent de ces questions vraiment fondamentales que sont la crise écologique, la crise climatique et la justice sociale.