Les présidentes et présidentes d'une vingtaine d'universités en France s'insurgent contre le vote de loi immigration. Emmanuelle Garnier, présidente de l'université Jean-Jaurès à Toulouse (Haute-Garonne), en fait partie et nous explique quelles pourraient être les conséquences de cette loi.
Des mesures "indignes de notre pays, contraires à l'esprit des lumières" et qui "nuisent à l'ambition de l'enseignement supérieur". Les présidentes et présidentes d'une vingtaine d'universités en France, qui accueillent de nombreux étudiants et chercheurs internationaux, s'opposent, dans un communiqué commun, à la loi immigration, finalement adoptée hier, mardi 19 décembre 2023 à l'Assemblée nationale. Emmanuelle Garnier, présidente de l'université Jean-Jaurès à Toulouse en Haute-Garonne, en fait partie et nous explique quelles pourraient être les conséquences de cette loi et livre ses inquiétudes vis-à-vis du fonctionnement de son établissement. [D'autres présidents d'universités de Toulouse se sont également positionnés contre cette loi au lendemain de cet entretien]
📄18 présidentes et présidents d'université ont déjà signé le communiqué commun contre les mesures contenus dans le projet de loi immigration. pic.twitter.com/tXmHHxe2pm
— Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (@SorbonneParis1) December 19, 2023
France 3 Occitanie : Que souhaitez-vous dénoncer à travers votre communiqué ?
Emmanuelle Garnier : Notre communiqué vise à exprimer notre position en tant que présidents et présidentes d'université au sujet d'une loi qui nous semble problématiques sur plusieurs points pour l'avenir, et ce, de plusieurs points de vue.
D'abord d'un point de vue fondamentalement humaniste, c'est-à-dire considérant que depuis l'université nous aurions à penser l'accueil de nos étudiants depuis une position de suspicion.
Cela nous pose problème. Également d'un autre point de vue, celui des missions confiées aux universités : missions de recherche et de transmission de savoir, mission d'accueil et de positionnement de la France dans le monde. Ces missions, comme vous le savez, impliquent de faire abstraction des frontières dans la mesure où le savoir est un savoir mondial, mondialisé, et qu’il se nourrit de tous les horizons intellectuels, culturels.
France 3 Occitanie : Quelles pourraient être les conséquences pour votre université plus particulièrement ?
Emmanuelle Garnier : Nous redoutons des difficultés, en particulier liées à la question de la caution de retour. Elle nous semble inappropriée. Elle nous le semble d'autant plus inappropriée que selon Mme la Première ministre, cette caution pourrait s'avérer extrêmement faible. Nous sommes en droit de nous poser la question du sens de cette caution dès lors que nous aurions à mettre sur pied des procédures administratives complexes pour une mesure qui s’avèrerait finalement creuse. Sur le principe, cela pose véritablement beaucoup de problèmes. Nous avons une population étudiante internationale qui n'est pas toujours dans une situation d'aisance financière. À charge de tout un chacun, dans le dispositif d'accueil des étudiants internationaux, de construire des possibilités pour que ces étudiants puissent venir s'enrichir intellectuellement dans notre pays et puissent ensuite repartir en ambassadeur de notre pays, ou y rester. C'est la feuille de route qui nous est donnée en tant que présidentes et présidents d'université, et qui fait écho à la feuille de route de l’influence de la France, par exemple. C'est une injonction contradictoire.
🔴 Loi immigration : une caution pour les étudiants ➡️ "On est dans une marchandisation de l’enseignement supérieur. On va aller uniquement chercher les étudiants qui ont les moyens. Ce sont des mesures discriminatoires”, dénonce Dean Lewis, président de l’université de Bordeaux pic.twitter.com/omK8sQ0T7a
— franceinfo (@franceinfo) December 20, 2023
Il y a un autre élément dans la loi votée hier et qui inquiète mon université, un élément qui touche l'autonomie des établissements d’enseignement supérieur et de recherche : le fait de ne pas savoir si nous pourrons continuer à mener notre politique d'indifférenciation des droits d’inscriptions dus par les étudiants communautaires, et donc les étudiants français également, et ceux dus par les étudiants internationaux. Donc, nous attendons d'avoir le texte définitif, après l’avis du Conseil Constitutionnel et la parution des décrets d'application.
France 3 Occitanie : Combien d'étudiants étrangers accueillez-vous dans votre université ?
Emmanuelle Garnier : Sur les 31.156 étudiants inscrits, nous accueillons 5.191 étaient de nationalité étrangère (avec 145 nationalités différentes), dont 1.317 étudiants de la communauté européenne (25%), 3.495 étudiants extracommunautaires (67%) et enfin 3.79 étudiants extracommunautaires sur notre campus de Kuala Lumpur (7%). Cette politique d'indifférenciation entre les communautaires et les extra-communautaires nous amène à actionner le seul levier dont nous disposons. Celui d'une politique d'exonération partielle des frais de scolarité. Cce taux d'exonération est plafonné par l'État. Et nous avons, comme toutes les universités, atteint le plafond. D'où notre attente pour savoir si le fait que le texte, qui jusqu'à présent n'était pas dans la loi mais qui depuis 2019 existait à travers un décret, va comporter ou non la possibilité, d'appliquer une politique d'exonération dans chaque établissement, selon la politique choisie par cet établissement. C'est un élément clé pour la suite de la vie des universités, c’est certain.
France 3 Occitanie : Un amendement, ajouté au texte par la commission des lois, impose aux étudiants ayant obtenu une carte de séjour pluriannuelle d’envoyer chaque année des documents attestant du caractère « réel et sérieux » de leurs études, pour confirmer la validité de leur titre. En quoi cela va-t-il être aussi problématique ?
Emmanuelle Garnier : La délivrance de la carte de séjour est un autre point d'importance. Nous appelons de nos voeux depuis de nombreuses années une carte de séjour pluriannuelle le temps d'un diplôme. C'est-à-dire, un minima de trois ans pour une licence, deux ans pour un master et un minima de trois ans pour un doctorat.
Il en va de la tranquillité des études ; il en va aussi de la tranquillité administrative. Il est important que nous fassions confiance à ces étudiants qui viennent se former chez nous, et qu'ils puissent sereinement faire leurs études. Or, des difficultés nous sont très régulièrement signalées et qui aujourd'hui risquent d’être renforcées par le caractère annuel de ce contrôle du réel et du sérieux des études. Je vous prie de croire qu'en tant que présidente d'université je puis attester qu'un pourcentage extrêmement élevé des étudiants internationaux fait chez nous des études réelles et sérieuses. Pour un pourcentage peut-être infime de situations qui, effectivement, ne sont peut-être pas conformes à ce cadre-là, il n'est vraiment pas nécessaire de déstructurer le cadre de travail actuel. Et je suis vraiment désolée de voir que nous allons devoir produire des justifications annuelles là où nous étions sur une demande de stabilisation de cartes de séjour pluriannuelles. Là aussi, c'est un problème.
France 3 Occitanie : Redoutez-vous une sélection des étudiants éligibles à ces nouvelles conditions pour venir étudier en France ?
Emmanuelle Garnier : Le risque, c'est d'avoir, effectivement, une sélection par les moyens financiers, c'est certain. Il est d'ailleurs probable qu'une autocensure se produira en amont. Notre souhait comme universités, et c'est également la politique du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères, c’est de cibler 500 000 étudiants internationaux sur le sol français à brève échéance. Nous en sommes à 400 000, et nous sommes d'accord avec cette perspective d'augmenter ce volume, d'ici 2027.
Nous sommes extrêmement étonnés, pour ne pas dire complètement déstabilisés, car nous sommes pris dans une injonction contradictoire. D'une part, l'État nous demande de participer de l'attractivité de la France, et nous le faisons tout à fait volontiers, en bonne intelligence avec les pouvoirs publics. Et dans le même temps, désormais, on va nous demander, vraisemblablement, de mettre en place tout un ensemble d'éléments qui vont être des freins à cette attractivité. Donc, c'est pour ça que je fonde encore un peu d'espoir sur le fait que le processus d'atterrissage de la loi qui vient d'être votée, déjà, premièrement, si elle est stabilisée par le Conseil constitutionnel. Mais j'espère qu'elle ne le sera pas en l'état et qu'il amènera des modifications, parce qu'on ne peut pas travailler dans une contradiction.
France 3 Occitanie : Est-ce que cette loi aussi peut poser un problème d'attractivité des chercheurs étrangers pour les universités ?
Emmanuelle Garnier : Il est vrai que les mesures auront plutôt un impact sur les étudiants et peut-être dans une moindre mesure sur les chercheurs et les chercheuses. Il n'en demeure pas moins qu'ils ne sont pas complètement en dehors du dispositif puisque toutes les mesures qui concernent l'encadrement, des mesures sociales, peuvent les toucher. Il est trop tôt pour comprendre l’ensemble des effets induits par le texte de loi. Les choses seront différentes s’il s’agit de chercheurs dans des projets de recherche plutôt ponctuels, de post-doctorats, de professeurs visiteurs. Pour l'instant, il est difficile de voir l'impact très concret. Par contre, s'il s'agit d'une attractivité plus large, c'est-à-dire concernant la circulation internationale, de personnels de l’enseignement supérieur et de la recherche, c'est-à-dire de personnes qui ont une nationalité étrangère extra-communautaire et qui viendraient travailler sur des postes de fonctionnaires de l'État français, il est vraisemblable qu'il y ait aussi un certain nombre de difficultés au démarrage. Pour l'instant, nous n'avons pas encore poussé l'analyse de façon très précise. L'urgence est plutôt de s'intéresser au flux d'étudiants et d'étudiantes et d’obtenir un assouplissement des conditions d’accueil.