Alors que la France a franchi la barre des 100 000 décès du Covid, ma mère qui vit en Corse, a frôlé la mort. Habitant dans l'Hérault, de l'autre côté de la mer, j'ai vraiment craint de ne pas arriver à temps et de vivre un deuil impossible.
« A ce soir, mon amour ». Ce matin là, en embrassant ma fille qui partait à l’école, je n’imaginais pas que je ne la reverrai que bien plus tard.
Journaliste dans le sud de la France, je m’apprête à partir en reportage, lorsque mon téléphone sonne. Au bout du fil, ma sœur en larmes.
Viens vite, maman a fait une attaque virale à cause du coronavirus. Elle va mourir.
Je suis tétanisée. Sidérée, sans réaction pendant quelques minutes. Mon collègue me dit « pars vite ». Je monte dans ma voiture comme une automate. C’est à ce moment-là que ma meilleure amie m'appelle pour prendre des nouvelles de ma mère. Elle est hospitalisée en Corse, à Ajaccio, depuis quelques jours pour une chute. Elle a contracté le Covid mais son état n’inspirait pas d’inquiétude pour une dame de 82 ans... jusqu’à ce matin-là où une deuxième attaque virale a obligé les médecins à la placer sous assistance respiratoire renforcée avec 15 litres d’oxygène par jour, pour l’aider à respirer et la maintenir en vie.
Course contre la montre
« Ma mère va mourir, je voudrais juste arriver à temps pour lui dire au revoir ». Je suis en larmes, je crie à mon amie mon désespoir. Elle, émue et méthodique me rappelle qu’il faut avoir un test PCR négatif pour se rendre en Corse. Il est 10 heures à Montpellier, et le prochain vol pour la Corse est à 20 heures à Marseille-Provence.
Je réalise un premier test antigénique dans une pharmacie près de chez moi même si je sais qu’il ne suffira pas. J’en réalise un second dans un centre spécialisé en suppliant le jeune homme qui me reçoit : j’ai besoin des résultats en moins de six heures pour pouvoir aller dire "au revoir" à ma mère mourante. Il badigeonne le flacon d’un coup de feutre noir pour indiquer au laboratoire que je suis prioritaire sans toutefois m’assurer que j’aurai les résultats du test à temps.
Je rentre chez moi. Je jette quelques affaires dans une valise. Essentiellement du noir. Malgré l’incertitude de ne pas pouvoir me rendre en Corse, je prends quand même la route pour l’aéroport de Marignane.
A l’arrivée, j’explique la situation à une hôtesse qui me confirme que je ne pourrai pas monter dans l’avion sans un test PCR négatif.
Elle est sensible à mes larmes et à mon désarroi. Elle m’indique qu’il y a un centre de dépistage au sein de l’aéroport. Il est 18 h, il est fermé depuis une heure. Désespérée, je pousse quand même la porte qui n’est pas verrouillée.
- C’est fermé, madame.
- Je vous en supplie, il faut que je dise "au revoir" à ma mère.
- C’est fermé depuis une heure et je n’ai pas le droit d’effectuer de test en dehors des heures affichées.
- Je vous en supplie madame. Après un temps d’hésitation qui me semble interminable, l'infirmière se lève.
- Bon, je m’équipe, répond-elle enfin en enfilant une blouse. Vous aurez les résultats dans 20 minutes. Patientez dehors.
20 minutes plus tard. Reconnaissante et soulagée, test négatif en main, munie de ce précieux sésame, je prends un aller simple pour la Corse.
21 heures. J’atterris à Ajaccio. Mon amie Marie-Paule est là. Comme toujours depuis 36 ans. Fidèle, solide, enveloppante. Elle me conduit à l’hôpital. Il ne faut pas perdre une minute. Angèle est là aussi, mon amie depuis 40 ans. Elle a perdu sa maman quelques jours plus tôt, emportée par le Covid. Mais elle est là pour me soutenir. Tout comme Céline, Nathalie, Marie-France, Pascale, au bout du fil… Mes trois sœurs chéries sont là, effondrées.
Dans l'unité Covid
Les médecins les ont autorisées à voir notre mère ce qui n’est pas bon signe. Ils consentent également à ce que l’une d’entre nous passe la nuit avec elle dans l’unité Covid. Ce sera moi.
Pour y entrer il faut s’équiper. On me tend une combinaison complète. Je l’enfile par-dessus mes propres vêtements. Au-dessus encore, je mets un pantalon et une blouse, deux paires de gants, une charlotte, un masque, des sur-chaussures et des lunettes. La charge virale est très importante dans les couloirs de l’unité. Chaque personne qui y pénètre est équipée de la sorte.
Sous mon armure, je suffoque. A cause de la chaleur. A cause du stress. Mais je suis soulagée. Quelques mètres seulement me séparent désormais de ma mère.
Dans la chambre faiblement éclairée, je la revois enfin. Sous le masque à oxygène qui la maintient artificiellement en vie, elle est très pâle, elle a le teint gris comme celui de ma grand-mère, sa mère, sur son lit de mort.
Je l’appelle. « C’est moi maman, c'est Josette ». Elle ne me reconnaît pas. J’ai beau le lui répéter, baisser mon masque, son regard est fixe et vide. Elle ne me reconnaît plus. Elle est agitée, voire agressive. Elle veut que je la libère des ridelles qui entourent son lit.
Je reste là des heures entières à la rassurer, à lui parler. Entre deux quintes de toux, elle finit par s’endormir. Puis je baisse la lumière en gardant entrouverte la porte de la salle de bain. Je m’allonge sur le lit à côté et je peux ainsi la voir respirer. Je regarde inlassablement sa poitrine se soulever au rythme de son faible souffle. Je regarde ma mère en me disant que ce sont les derniers instants que je passerai avec elle.
Des images me transpercent. Celles de ma mère souriante, généreuse, aimante. Je ne reconnais plus ma maman qui ne me reconnaît plus non plus. Ma mère que la vie semble quitter petit à petit…
Je suffoque submergée par la tristesse mais je veux être là, réveillée, au cas où elle rendrait son dernier souffle.
A quatre heures du matin, une infirmière vient me voir et m’invite à sortir de la chambre "prendre l’air une petite heure". Ma mère semble dormir paisiblement comme rassurée par ma présence. Je me débarrasse des vêtements de protection et je sors dans la nuit. Je suis seule dans la fraîcheur matinale assise sur un trottoir du rond-point de l’hôpital.
Je retourne dans l’unité Covid une heure plus tard. Ma mère se réveille et au bout de longues minutes, finit par me reconnaître. La vie et les couleurs qui paraissaient avoir déserté son visage semblent réapparaître par petites touches.
Carpe diem
L’infirmière m’apporte un café au lait. Sur l’emballage du sucre en poudre il y écrit « carpe diem ». "Vis, profite de l’instant présent en latin", une phrase du philosophe de l’Antiquité Horace qui a inspiré les épicuriens. L’ironie de la vie…
Ce jour-là mes sœurs s’entretiennent avec le médecin qui nous confirme que notre mère est dans un état critique, il y a peu de chance qu’il s’améliore. Son pronostic vital est engagé et si elle n’arrive plus à respirer, il faudra envisager une fin de vie...
Condoléances
La vie de ma mère ne tient plus qu’à un fil. Mais je reçois mon premier message de condoléances. Il parle de ma mère « une très gentille femme » à l’imparfait. Je ne sais pas si je dois en rire…
Nous décidons avec mes sœurs de nous relayer à son chevet. Elle semble aller un peu mieux mais elle a déjà subi deux attaques virales dues au coronavirus. "A cause de son âge et de ses comorbidités, elle ne supportera pas un passage en réanimation", annoncent les médecins. J’ai l’impression que le corps médical nous habitue lentement à l’idée de sa mort.
« On se donne, 24, 48 ou 76 heures… Elle ne supportera pas une troisième attaque », nous prévient-on.
Le temps est notre allié. Plus il passe, plus le virus s’éloigne.
Soins palliatifs
Notre mère qui n’est plus contagieuse est transférée dans un service de soins palliatifs. C'est le service destiné aux personnes en fin de vie. Cela nous peine énormément mais nous rassure aussi car nous pourrons lui rendre visite plus facilement et sans équipement spécial hormis un masque. Le service des soins palliatifs est aussi un service avec du personnel incroyable. Il y a là des infirmières et des aides-soignantes souriantes, dévouées, à l’écoute… Des médecins et des psychologues disponibles pour les patients et leurs familles. Ils nous préparent à la suite.
Votre mère peut décéder d’une minute à l’autre… Ou s’en sortir. Si son état se dégrade, on fera tout pour la sauver mais on ne la laissera pas souffrir. Si elle part, nous l’accompagnerons pour qu’elle s’en aille le plus sereinement possible.
Les mots sont précis. Le médecin nous expose la situation. Il est honnête. Humain. Il parle d’une voix douce.
Les jours se suivent et se ressemblent. Mes sœurs et moi vivons au rythme de l’état de santé de notre mère. Confiantes quand elle sourit, angoissées quand elle est fatiguée.
A 82 ans, elle a vaincu le Covid, elle a la chance de n'être pas sur la liste des 100 000 morts de l'épidémie depuis un an en France.
Aujourd’hui, maman est grabataire mais elle est vivante. Elle a failli mourir le 1er avril.