Denis Dailleux, prix World Press Photo 2014, fait des rencontres son moteur essentiel. Pour travailler mais surtout pour vivre. Voyageur, il est partout chez lui pourvu que les portes comme les coeurs s’ouvrent à lui. A ImageSingulières, il présente sa série "Les gens de mon village".
Sa voix est douce mais il l’assure : "Je bouillonne à l’intérieur". Denis Dailleux est de ceux qui se battent. Son combat est d’abord personnel, vital même. La photographie est un exutoire qui lui a permis de ne pas se "foutre en l’air". Attablé devant les entrepôts Larosa, coeur battant du festival ImageSingulières de Sète, le photographe se livre sans ambage.
T-shirt échancré et jus de fruit à la main, il ouvre la porte de son passé. Et ce même si sa mère la voudrait close aux étrangers. Elle ne voudrait pas que l’on évoque l’extrême modestie dans laquelle a grandi son fils. Elle ne voudrait pas que l’on puisse entrevoir les quatre petites pièces de la maison familiale dans laquelle se tassaient trois générations.
Son fils, lui, a appris à ne plus avoir honte. Il a compris que le bonheur était possible, même dans les conditions d’existence les plus précaires. Un bonheur dont le seul canal est la rencontre, les gens, les autres. C’est d’ailleurs pour retrouver ces bouffées d’humanité que le photographe vogue des quartiers populaires du Caire aux villages ghanéens C’est là qu’il a "entrevu la possibilité du bonheur".
Il y retrouve le capital de son travail que sont l’altruisme, la générosité, la simplicité. À tel point que le photographe ne s’imagine plus documenter la société française, bourrée de clichés. Engoncée dans une morosité permanente, il n’y retrouve plus l’énergie de la vie au temps présent. Il faut alors s’en extirper.
Plusieurs fois par an, Denis Dailleux saute dans un avion. Il va retrouver son ami – le mot semble faible tant l’oeil est brillant d’amour à l’évocation de ce nom – Francis, au Ghana. Il prend aussi les airs pour retrouver Le Caire et son compagnon. Et toutes ces familles qui lui ont ouvert leurs portes, tous ces foyers dans lesquels il se sent bien. Malgré les blessures des uns et des autres.
Il est ainsi très douloureux pour lui d’évoquer la révolution égyptienne qu’il a vécu. D’évoquer ses amis tombés. D’évoquer, aussi, la souffrance du peuple syrien qu’il connaît bien. Tous ces peuples qui l’ont accueilli, soumis aujourd’hui au joug de l’inhumanité. Malgré un mercure avoisinant les 30 degrés dans cette journée sétoise, il est traversé de frissons. Sa voix se fait chevrotante. "Je n’ai pas de mots, je ne peux pas comprendre. Tout le monde me dit que je suis doux mais parfois je me dis qu’il faudrait prendre les armes… Est-ce que dans tout cela, mon travail sert à quelque chose, je n’en sais rien". Ses yeux se perdent au loin.
S’extraire, s’enfuir
Il n’y a pas de hasard à ce que le photographe soit si sensible à l’accueil qui lui a été fait. C’est qu’il a tant vécu le rejet. Denis a grandi comme un incompris. S’il décrit ses plus jeunes années comme exemptes de souffrance malgré les conditions d’existence. Celle-ci s’est faite grandissante en même temps qu’il faisait de même.
Et le petit angelot servile vénérant son curé s’est fait rebelle. Tout était devenu étouffant. Il évoque ainsi la chape de plomb des conventions, le poids des traditions qui régnaient dans le village. Cancre à l’école, il découvre dans l’art la seule issue possible. Ce faisant, il commence à accepter son homosexualité. Pas les autres. Le rejet est réciproque. "C’était une bagarre permanente, explique-t-il la mine triste, la honte je connais bien… Alors à un moment, soit tu te tires une balle, soit tu prends le taureau par les cornes".
Denis fuit à Angers. Là bas, il se lie d’amitié avec des jeunes étudiants des beaux-arts, "j’étais fasciné", se souvient-il. Il met son énergie vitale au service de la musique. Il n’est plus la victime, comme dans les chansons de Brel, et joue du punk rock avec les apprentis artiste. Il aimerait faire partie des leurs. "Mais je n’étais doué pour rien", assure-t-il.
La musique, le dessin, tout ça n’est pas fait pour lui. Ce sera la photographie. Pourquoi ? "J’ai toujours été très touché par les images et je me disais naïvement qu’il suffisait d’appuyer sur un bouton pour faire quelque chose de beau", lâche le lauréat du World press photo dans un sourire. Peut-être aussi parce que des sociologues américains, venus étudier son singulier village du Maine-et-Loire, ont laissé derrière eux des tas de photos documentant son enfance.
Le doute comme moteur
L’homme de Chanzeaux ne se sent pas particulièrement talentueux. Jeune, il se donne comme mantra d’allier le fond et la forme. C’est pour lui la seule issue, celle qui lui permettra de s’exprimer à travers la photographie. Et pour s’exprimer, il lui semble indispensable que ses sujets soient des gens qu’il aime. À 25 ans, il décide ainsi de retourner dans son village pour y représenter son essence : ceux qui l’habitent.
Il retrouve les siens, ceux qu’il aime malgré tout. C’est la reconnaissance. Ne croyant toujours pas en son talent, il dépose nonchalamment un dossier pour intégrer l’agence VU’. Surprise, la jeune agence montée autour du journal Libération le retient.
"C’était extraordinaire !", s’exclame-t-il, à quelques mètres de sa série "Les gens de mon village", exposée lors d’ImageSingulières. Son nom devient de plus en plus grand dans le monde de l’image documentaire. Une renommée qu’il a parfois du mal à accepter "j’ai conscience qu’il faut essayer de s’aimer plus, sans narcissisme, mais c’est dur quand le doute a tellement été mis en toi… ", confesse le photographe.
Un doute qu’il combat par une exigence sans bornes. Dans la technique photographique, mais aussi dans la relation avec le sujet. Il doit établir une confiance réciproque pour porter son regard tendre sur ceux qui l’ont accepté. Quelles que soient leurs origines, religions, nationalités. Il se fiche bien de tout cela : il veut capter l’essence même de l’homme. Logique alors, que le portrait soit l’essentiel de son travail.
Pour sa série “mère et fils”, prise dans les quartiers populaires du Caire, il ne demande pas à ses sujets de poser. Il dialogue. De cet échange suit le baiser d’un fils sur le front de sa mère, un autre posera la tête sur les genoux de la sienne. C’est à ce moment qu’il déclenche. " Un moment fascinant, un moment d’osmose. Cette alchimie, ce rapport à l’autre et l’illusion d’arrêter le temps, c’est presque plus important que le résultat", confesse-t-il.
Christian Caujolle, co-fondateur de l’agence VU’ dit lui de son oeuvre qu’elle mêle "des noirs et blancs au classicisme exemplaire et des couleurs à la subtilité rare qui offrent une alternative absolue à tous les clichés, culturels et touristiques, qui encombrent nos esprits".
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