Le regard ténébreux, sur fond de teintes obscures. "Le Condottiere" d'Ingres ne ressemble pas aux autres œuvres du maître. Cette nouvelle acquisition du musée de la ville de Montauban était présentée à la presse juste avant la Nuit des Musées. Nous allons vous raconter les secrets qui se cachent derrière cette peinture.
"Ce n'est pas une œuvre de milliardaire et tant mieux!" C'est Florence Viguier-Dutheil, la conservatrice en chef du musée Ingres de Montauban (Tarn-et-Garonne) qui avait repéré ce bijou dans un catalogue des ventes de l'Hôtel Drouot à Paris. C'était en mars, la mairie avait quelques jours, quelques heures pour tenter de compléter sa collection en se portant acquéreur.
Heureusement, les enchères ont été raisonnables et la ville a pu obtenir le tableau. Derrière le regard ténébreux du "Condottière", encore quelques zones d'ombre mais aussi de beaux secrets.
Premier tableau acheté par la ville depuis 1990
Lorsqu'on arrive au musée Ingres de Montauban, la visite commence par la salle des acquisitions, les dernières œuvres données par des particuliers ou achetées par la ville. Parmi elles, un tableau de dimension modeste (53,5 cm de hauteur pour 41 cm de largeur), mais le regard très prenant de l'homme barbu ne vous lâche plus..
Avant d'intégrer les salons rouges du premier étage où se trouvent la plus belle collection au monde du peintre Ingres, il est visible dans cette expo temporaire jusqu'au 24 mai. Pour l'heure, les services doivent le déménager pour le présenter à la presse.
En ce début d'année 2023, Florence Viguier-Dutheil est toute surprise de voir un tableau de Ingres figurer pour une vente aux enchères à l'Hôtel Drouot de Paris. Une enchère très médiatique car la galerie Talabardon-Gautier doit se séparer d'une partie de sa collection... pour payer ses impôts ! "C'est une galerie très prisée, confie la conservatrice du musée Ingres, car les vendeurs sont de fins connaisseurs de la peinture du XIXe et cette œuvre de Ingres est présentée comme la pépite de la vente."
Sitôt repéré, Florence Viguier-Dutheil ne met pas très longtemps à convaincre la maire Brigitte Barèges de saisir cette occasion pour tenter d'acheter le tableau. Le dernier tableau d'Ingres acheté par le musée municipal était "Etude pour la tête de Boileau" peint vers 1827 et acheté en 1990.
Chaque année, le musée consacre 50 000€ environ pour enrichir ses collections. Mais là, on parle de Ingres et d'œuvres qui se vendent à plusieurs centaines de milliers d'euros, voire même plusieurs millions s'il s'agit d'un portrait.
"Le jour des enchères en mars dernier, nous étions dans mon bureau et nous suivions à distance les ventes, déclare Brigitte Barèges, la maire de Montauban. Évidemment, on s'était demandé jusqu'où nous pouvions surenchérir. On s'était dit 300 000€."
155 000€ + 43 400€ de frais
Le 21 mars 2023, la salle 9 de l'hôtel Drouot est en pleine effervescence. Dans le milieu de la peinture, la réputation de la galerie Talabardon-Gautier n'est plus à faire tant les 30 dernières années ont été florissantes pour ces connaisseurs. Une ambiance des grands jours avec des collectionneurs privés mais aussi une pluie de préemptions. Incognitos, des conservateurs d'Etat là pour représenter les musées nationaux et préempter certaines ventes.
Le musée Ingres a donc mandaté l'un de ces représentants de l'Etat pour acquérir le tableau d'Ingres. "Si les gens savaient qu'une personne de l'Etat est présente pour préempter un tableau, ceci fausserait les ventes", reconnaît Florence Viguier-Dutheil.
Pour le tableau peint en 1821 par Ingres alors qu'il était à Florence, il reste 2 personnes pour surenchérir : une au téléphone et l'autre dans la salle. Cette dernière aura gain de cause. Lorsque le marteau frappe, le tableau est adjugé à 198 400€ : 155 000€ pour la peinture et le reste pour les frais.
C'est alors que le représentant de l'Etat intervient : "L'Etat préempte au nom de la Nation française". Le tableau sera donc acheté au même prix que la dernière enchère, pour le compte du musée Ingres. Le même jour, 15 tableaux de cette collection ont été préemptés par des musées français.
La ville de Montauban devrait recevoir des aides de la région Occitanie et une aide du fonds du patrimoine de l'Etat. Le prix est plus que raisonnable, plutôt une bonne affaire. L'authenticité a été prouvée et d'ailleurs la salle des ventes de l'Hôtel Drouot s'en porte garante. "On sait qu'il est de Ingres, il est d'ailleurs répertorié dans ses carnets que nous avons. Simplement souvent le nom des tableaux était attribué après. Ingres appelait celui-ci "L'homme en cuirasse". Le nom de "Condottiere" a été donné par le premier acquéreur, le comte de Monbrisson vers 1860."
L'ombre de Jean Cocteau
Un tableau de Ingres est une denrée rare. Le maître a produit entre 300 et 400 œuvres seulement, là où Van Gogh en a peint trois fois plus. Rien que pour ça, c'est une belle opération réalisée par le musée qui détient le plus grand nombre de tableaux du peintre. Ensuite, ce qui fait la valeur d'un tableau, c'est aussi son parcours et ses acquéreurs.
Cette peinture est entre l'étude et le portrait, une esquisse qui préfigure un tableau peint la même année intitulé : "Entrée à Paris du dauphin, futur Charles V" qui se trouve aux USA.
Peint à Florence en Italie, il représente un "condottiere", un mercenaire payé pour faire la guerre. Sur cette étude, Ingres le représente avec une barbe alors qu'il sera imberbe sur le tableau final. "C'est une peinture peu conforme à celles réalisées par Ingres. ici, on est proche du côté sombre et réaliste du caravagisme. On est loin des portraits fastueux féminins du maître dont la principale influence était Raphaël. Ce tableau fait partie de ce que l'on appelle "la peinture troubadour" qui relatait les détails de l'histoire."
Lorsque Florence Viguier-Dutheil a repéré la vente de ce tableau, elle a tenté de recomposer son parcours. Il a d'abord été acheté par le comte Georges de Montbrison, un savant riche et excentrique qui a fait construire un château renaissance à Auvillar (82).
Il est ensuite racheté par Eugène Lecomte, un agent de change collectionneur d'art et mélomane. Cet homme était en fait le grand-père de Jean Cocteau, grand admirateur de Ingres. Le Condottiere est ensuite allé chez la mère de Jean Cocteau. " A t-il fait partie de la collection de Jean Cocteau ? Nous ne le savons pas encore. Mais ça donnerait une valeur supplémentaire au tableau."
S'ensuit une période où l'on perd les traces du tableau, de 1906 à la mort de Lecomte jusqu'en 1950 où on le retrouve chez Georges Wildenstein, galériste et marchand d'art qui possède une quarantaine de peintures du Montalbanais.
En 2012, il est vendu à New-York, acheté par la galerie Talabardon & Gautier. En proie à des difficultés financières, ces grands amateurs d'art l'ont mis en vente en mars dernier, racheté donc par la ville de Montauban.
Bientôt cette 45e peinture du maître rejoindra la collection Ingres du musée, dans les salles rouges du premier étage. "Nous avons aussi acquis un dessin d'Ingres, une Jeanne d'Arc un peu abimée que nous devons restaurer", déclare Laetitie Vincent-Genod, responsable des collections.
A découvrir également, cette photo de Richard Learoyd "After Ingres, 2010" que le musée vient d'acheter. Il a fait poser dans son studio une jeune femme dans une posture érotique, inspirée d'un autre dessin d'Ingres.
Autre curiosité bientôt visible : 1 petit médaillon représentant Mozart qui avait appartenu au peintre, grand admirateur du compositeur autrichien. Autant de bonnes raisons d'aller faire un crochet par le 19 Rue de l'Hôtel de ville à Montauban.
Pourquoi pas dès ce soir, samedi 13 mai, pour la nuit des Musées. Et si la peinture devient un "Violon d'Ingres", le violon du maître, se trouve également au musée.