Pourquoi le noir de Soulages peint dans les années 60 se met à couler ? Une équipe du CNRS tente de percer ce mystère qui affecte aussi des tableaux d'autres peintres datant de la même époque. Une équipe de scientifiques s’est glissée dans les réserves du musée des Abattoirs à Toulouse.
Comme des larmes sorties du trait du maître de Noir et de l'Outrenoir. Le phénomène intrigue et les scientifiques auscultent. On connaissait les craquellements sur certains tableaux mais une peinture qui se liquéfie, non. 3 tableaux du musée des Abattoirs de Toulouse ont été analysés pour comprendre ce phénomène non visible à l'œil nu.
Des peintures qui coulent comme des larmes
Le phénomène est étrange, comme une transpiration ou un écaillage de la peinture. Une équipe du CNRS avec Pauline Hélou de la Grandière, spécialiste de la restauration des tableaux de Pierre Soulages, sont venus scruter le phénomène sur 3 œuvres.
- une de Soulages datant de décembre 59
- une d'André Marfaing un autre Toulousain adepte du noir
- une de Georges Mathieu
"On constate le même vieillissement, le même phénomène. L'avantage de Pierre Soulages c'est que souvent, les titres des tableaux sont des dates. Le concernant, c'est le tableau "décembre 1959" donc nous avons une datation, précise Pauline Hélou de la Grandière. C'est vraiment poisseux. Si on regarde à la lampe à UV, on voit un petit chuintement. On voit quelque chose d'un peu plus brillant et des petites gouttes qui se forment. Et quand elles sont vraiment formées, ça peut être un écoulement de plusieurs centimètres de long qui sort d'un empattement. Ceci est au niveau microscopique, on ne voit rien à l'œil nu".
Pendant trois jours, une équipe de scientifiques est allée dans les réserves du musée des Abattoirs de Toulouse pour mieux comprendre les altérations qui frappent plusieurs tableaux. Le CNRS a publié le 6 mai 2023 une vidéo explicative sur les réseaux.
Pauline Hélou de la Grandière qui a restauré plus de 100 tableaux de Pierre Soulages constate ce phénomène inhabituel. Il s'agit précisément d'œuvres peintes par le maître sur une période allant de décembre 1959 à mars 1960. "Cette année-là, Pierre Soulage a peint près de 300 tableaux. Il préparait une grande exposition. La première fois qu'il a été constaté ces coulures microscopiques, c'était dans les années 90. Sur les 300 œuvres de 1959, 2 sont concernées."
D'autres artistes qui ont peint des tableaux en région parisienne au même moment sont également en proie au même problème. Au total, "quelques dizaines" d'œuvres sont touchées, précise Pauline Hélou de la Grandière.
La faute à qui et à quoi ?
Toute l'équipe du CNRS avec l'Institut d'optique de Saint-Etienne se sont penchés sur le phénomène. L'organisme stéphanois a mis au point un appareil permettant d'objectiver et surveiller la brillance des toiles.
Grâce à l'imagerie de luminescence, le tableau est balayé par la lumière et les ondes pour sonder le cœur de la peinture. Il ne s'agirait pas d'un problème de séchage mais bel et bien de vieillissement et de reliquefaction de la peinture. Cette période correspond à un changement dans la fabrication de la matière première où le plomb commençait à devenir problématique. C'était aussi pendant l'hiver 59, il faisait froid et les ateliers étaient chauffés. "L'atelier parisien de Pierre Soulages était très mal isolé. Le chauffage dégage des sulfures qui sont très polluants pour la peinture..."
Pauline Hélou de la Grandière avance une autre hypothèse : "Ce sont aussi des toiles qui ont été exposées immédiatement après leur création, dans des expositions qui sont parfois parties très loin comme les Etats-Unis pour Soulages. À l'époque, on les transportait pas en avion mais en bâteau, dans des caisses, mises dans l'obscurité et l'humidité et avec des variations de climat. Le tableau de Soulages avait aussi été verni avant son acquisition par le musée toulousain. Peut-être que cette couche a accentué le phénomène."
Cela fait 17 ans que cette spécialiste de la restauration de tableaux travaille sur les œuvres du maître. "C'est génial car j'étais étudiante et nous avons pu échanger avec Pierre Soulages longuement et à différentes reprises. Il était très soucieux de la conservation. On a tenté de trouver des solutions ensemble. Je savais ce qu'il souhaitait et ce qu'il ne voulait pas."
Les tableaux ont été auscultés. Il faut désormais faire des analyses chimiques pour voir quelle hypothèse est à privilégier.
L'enjeu est important. Il s'agit évidemment de préserver les œuvres du peintre décédé en octobre dernier mais aussi de comprendre le phénomène pour protéger d'autres toiles de l'après-guerre.