"Les militants étaient bouleversés, certains traumatisés", regard d'un sociologue sur Sivens et la mort de Rémi Fraisse en 2014

Ce samedi 26 octobre 2024, le Tarn rendra hommage à Rémi Fraisse, ce jeune naturaliste touché à mort par une grenade, lors des manifestations contre le projet de Barrage de Sivens, il y a 10 ans. Un homme s'est penché en détail sur cette lutte. C'est le sociologue Laurent Thiong Kay. Voici son entretien.

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Au moment des événements de Sivens, Laurent Thiong Kay préparait sa thèse qu'il a réalisé à Toulouse. Son travail s'est intéressé à la production médiatique de l'opposition au barrage de Sivens. "Je me suis intéressé à l'alliance entre des militants qui utilisent des technologies d'information et de communication et vos collègues journalistes qui se situent aux marches politisées du champ".

Aujourd'hui maître de conférences à Sciences Po Lyon, Il a déjà publié des articles sur ces événements, Il est revenu pour nous sur ces événements qu'il a décryptés avec son regard de sociologue. 

France 3 Occitanie : Quels souvenirs gardez-vous de ces événements ?
Laurent Thiong Kay : Moi, j'ai démarré ma thèse plus d'un an après la mort de Rémi Fraisse. En tant que chercheur en sciences sociales, je crois que le souvenir le plus vif de ce moment-là, c'est d'avoir trouvé des militants qui avaient beaucoup de mal à parler de cette lutte. Des militants, pour la plupart, qui étaient bouleversés, pour certains qui étaient traumatisés.

Quand on évoque Sivens, la mort tragique de Rémi Fraisse a tendance à éclipser des mois d'affrontements avec les forces de l'ordre, mais aussi avec une partie de la population locale et régionale qui, elle aussi, était favorable au projet. De nombreux militants ont donc fait l'expérience de la violence et ils n'en sont pas sortis indemnes.

France 3 Occitanie : Qu'est-ce que vous en retenez 10 ans après ?

Laurent Thiong Kay : Je dirais que pour moi, Sivens c'est l'épisode d'une série qui est toujours en cours de production. C'est une série qui porte sur la conflictualité politique et sociale en France et plus précisément sur des mobilisations d'ampleur, comme on en connaît ces dernières années. Des mobilisations, qui ne parviennent pas à faire évoluer la pratique du pouvoir et dont les revendications ne sont presque jamais entendues.

Ça ne démarre pas nécessairement avec Sivens. À l'international, il y a une lame de fond avec les révolutions arabes, Occupy Wall Street. Avant Sivens, il y a d'autres luttes contre les grands projets inutiles et imposés, dont Notre-Dame-des-Landes. Mais Sivens, c'est un moment important dans l'histoire des mouvements sociaux en France. Et ça a ouvert une séquence qui n'est pas close, ça c'est sûr.

France 3 Occitanie : Qu'est-ce qui vous fait dire qu'elle n'est pas close ?

Laurent Thiong Kay : De mon point de vue, ce sont des événements qui sont à comprendre comme une réaction à un ordre politique, à un ordre social et aussi à un ordre environnemental.

Réaction à un ordre politique incarné par un personnel, un personnel politique qui pense qu'une fois élu, on a la pleine légitimité d'un mandat pour décider et agir presque seul. Un ordre social ensuite qui distribue les places et les attributions. D'un côté l'élu, de l'autre les électeurs. D'un côté ceux qui seraient compétents à s'intéresser aux politiques, de l'autre celles et ceux qui ne le seraient pas, voire jamais. Un ordre environnemental enfin, avec d'un côté, ceux qui pensent qu'on doit faire des concessions sur ce plan pour soutenir les logiques de la croissance économique, de l'autre une génération climat qui pense qu'il est désormais temps d'arrêter les frais.

France 3 Occitanie : Est-ce que c'est révélateur, Sivens y compris, de l'évolution de notre société, de cette fracture qui existe quelque part ?

Laurent Thiong Kay : Je pense qu'effectivement, il y a cette fracture qui est en train de se créer. On a des élus qui ne perdent pas totalement de vue la question environnementale, mais leur pensée est quand même indexée à la logique de la croissance. Donc voilà, il faut faire des compromis. Et de l'autre côté, on a une partie de la société qui effectivement se dit que là, ça devient trop dangereux en fait. L'artificialisation des sols, les risques autour de la biodiversité, on ne peut plus se permettre ça. Donc vous avez raison, oui, effectivement, ça retranscrit bien. Ce sont des événements qui cristallisent ce genre de dissension

France 3 Occitanie : Et comment vous, le sociologue que vous êtes, voit cette difficulté que rencontre l'État à gérer ces crises ? On voit bien que ça monte en puissance et l'État ne semble céder que lorsqu"il y a un drame comme à Sivens.

Laurent Thiong Kay : Clairement, quand on fait l'historique de Sivens, c'est ce qui apparaît. C'est vraiment l'affaire Fraisse qui pousse Ségolène Royal et François Hollande à dire ça. Par rapport à cette question, on peut incriminer l'État d'une certaine manière, puisqu’effectivement, entre gouvernement national et gouvernance locale, il y a des liens. Mais en l'espèce, sur ce type de controverse, mon point de vue, c'est que ce sont surtout les collectivités territoriales et surtout les élus locaux qui devraient faire leur introspection en ce qui concerne leur manière de concevoir les politiques.

Alors on comprend bien, que prendre des décisions, c'est traditionnellement l'apanage des élus, le fondement théorique, le fondement pratique aussi de la démocratie représentative. Mais on vit un moment où premièrement, une partie des Français aspire à ne plus être simplement consultée, mais à être associée à la réflexion sur l'opportunité de réaliser un projet d'aménagement. Ça ne peut plus être qu'une consultation sur le tracé, sur la possibilité d'amender le projet à la marge. Il me semble qu'on est dans une autre période.

On a pu mener l'action publique comme ça pendant des années, ce n'est plus le cas aujourd'hui. Il y a un moment particulier qui va durer, et effectivement, Sivens et l'A69 le montrent encore. Ces projets sont perçus par beaucoup, sous l'angle de la brutalité et de l'incompréhension. C'est-à-dire qu'on a beau dire que ce sont des projets qui sont structurants, ils restent effectivement indexés à l'impératif économique. Ce sont des projets qui visent à réduire le chômage en désenclavant les territoires. Mais pour de plus en plus de Français, ces projets sont inutiles, ou il existe d'autres solutions au problème.

Et de surcroît, je le disais, l'artificialisation des sols, le bouleversement de la biodiversité, ça constitue des dangers à l'heure du changement climatique. Donc, si on veut un jour sortir de l'ornière, j'espère qu'on le fera, pour emporter l'assentiment du public et essayer de réguler la conflictualité, il faut mettre les grands projets sur la table. C'est aussi ça, je crois, une démocratie moderne et performante. Et de mon point de vue, on est arrivé à un point de non-retour. Il n'y a pas d'alternative. Il faut que les élus acceptent de discuter de l'opportunité de certains projets.


France 3 Occitanie : Aujourd'hui, on vit l'opposition à l'A69. Quels sont les points communs entre cette mobilisation et celle de Sivens ?


Laurent Thiong Kay : Ce sont effectivement deux controverses qui se ressemblent, qui sont très similaires, spécifiquement en plus puisqu'on parle de l'Occitanie. Donc, il y a aussi l'histoire et la mémoire particulière de la région qui est réactivée par la conflictualité autour de l'A69. Ce sont deux projets de politique publique qui s'ancrent d'abord dans un paradigme, celui de l'aménagement du territoire. Des projets qui, à chaque fois, polarisent des représentations autour de ce qui est précisément un territoire. C'est-à-dire, d'une part, du côté aménageur, un espace qu'il faut chercher à optimiser.
Et d'autre part, côté opposant, un espace vécu, à vif, qui est fait de signification, qui est fait d'attachement, comme disait le philosophe Bruno Latour. Un espace, en somme, dont il faudrait prendre soin.

Ces deux projets, c'est la même histoire qu'avec les mégabassines, sont appuyés côté puissance publique par la coercition étatique et côté militant par une coexistence tactique entre des groupements militants qui, pour la plupart, enfin pour certains d'entre eux, privilégient la contre-expertise, le recours au droit, et d'autres qui privilégient plutôt les actions illégales qui peuvent aller jusqu'à l'établissement de zones à défendre et de sabotage. Alors là où cette configuration quand elle se réactive, c'est très dangereux. Car en fait on rentre dans un cycle généralement d'affrontements, de violences et souvent, c'est à la puissance étatique de trancher par le haut.

Dans le cas de l'A69, au moment où on parle, personnellement, je ne vois pas de sortie de crise. Ça me paraît compliqué. Il me semble que la situation est figée. Et quand on lit la presse locale, on se rend compte qu'on est exactement dans la même configuration que Sivens. Et il y a quelque chose d'assez triste à ça.

En plus, on a fait de Rémi Fraisse une figure des luttes contemporaines. Rémi Fraisse était surtout un naturaliste qui s'intéressait aux plantes. Donc c'est une tragédie absolue. Et ce qui est à déplorer, c'est qu'effectivement, on n'a pas tiré les leçons de cette affaire au niveau de l'action publique. Je le déplore et j'ose espérer que dans les années qui viennent, notre personnel politique et administratif saura anticiper. Parce qu'évidemment, des projets d'aménagement, il faudra continuer à en avoir, mais ce serait bien que ça se fasse un peu plus intelligemment. 

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