Le chef Antoine Westermann régale depuis des années les dix jurés du Goncourt, qui célèbrent jeudi le centenaire de la présence de l'académie chez Drouant, le restaurant parisien où chaque semaine, depuis le 31 octobre 1914, ils délibèrent en déjeunant.
Le sélect restaurant à la sobre élégance, entre Opéra et Bourse, est aussi chaque année, début novembre, envahi par des hordes de journalistes lors de la proclamation du Goncourt. Le plus ancien des prix littéraires, créé en 1904, mais aussi le plus prestigieux, influent, connu et reconnu dans le monde, sera décerné cette année le 5 novembre et sa première sélection de romans dévoilée jeudi.
Une table à manger ovale dans le célèbre petit "Salon Goncourt" du premier étage du restaurant sert de bureau aux dix jurés, appelés les dix "couverts", ce qui veut tout dire. "Sans le Goncourt, Drouant ne serait qu'un bon restaurant. Grâce au prestige du Prix, notre maison est connue dans le monde entier", se félicite l'Alsacien Antoine Westermann, ancien chef du restaurant Buerehiesel" à Strasbourg, qui a rendu ses trois étoiles Michelin obtenues en 1994 et laissé son bébé multiétoilé à son fils Eric, pour rejoindre le temple gourmand de la littérature à Paris.
"En 2006, je me suis décidé à changer de vie, à donner mon plus beau jouet en abandonnant mes étoiles. Il fallait du courage mais je ne regrette rien", confie ce bourreau de travail, affable et élégant qui, à 68 ans, en paraît dix de moins. "C'est un plaisir de voir les jurés heureux à ma table. Un 3 étoiles, c'est de la haute couture. Chez Drouant, c'est du prêt-à-porter, mais toujours avec les meilleurs produits et un maître-mot: simplicité", dit-il. Le chef a placé Anthony Clémot, qui travaillait avec lui à Strasbourg et dans un autre de ses restaurants, à Washington, à la tête de Drouant.
"Un magnifique mariage"
"Drouant et le Goncourt, c'est un magnifique mariage. C'est rare qu'une union dure cent ans, et ce n'est pas fini !". Le président de l'Académie Goncourt, Bernard Pivot, ne dit pas autre chose: "Drouant réconcilie la littérature et l'estomac". Des plaques dorées avec des citations de chacun des jurés évoquant cette alliance entre table et livres décorent dorénavant la salle du rez-de-chaussée du restaurant. "En cuisine comme en littérature, le grand naît du sincère", proclame ainsi Philippe Claudel.
"Je dresse l'oreille quand les académiciens Goncourt parlent de littérature. Nous parlons aussi cuisine, ce sont tous de fins gourmets qui adorent découvrir le menu que je leur ai préparé. Et là, je suis sur mon terrain. J'ai un métier qui ne me laisse guère le temps de lire. Cet été, en vacances en Corse et dans ma maison de Grignan dans la Drôme, sur les terres de Madame de Sévigné, j'ai lu '1Q84' du Japonais Haruki Murakami".
Mais Antoine Westermann doit aussi savoir garder des secrets: "rien ne doit filtrer des délibérations des dix +couverts+ réunis en conclave", explique le chef. Au menu du centenaire, jeudi, des plats signés Antoine Westermann (brochet poché et poulet du Gâtinais...) et d'autres confectionnés d'après les recettes de la romancière Colette, à l'honneur en tant qu'ancienne présidente de l'académie Goncourt, en 1949, et cuisinière. "C'est une idée de Bernard Pivot", explique-t-il.
Quant à l'ultime déjeuner de délibération des dix "couverts", le jour du couronnement du lauréat du Goncourt, la tradition veut que figurent dans le menu tous les mets de luxe, du caviar au foie gras. "Il doit y avoir aussi du gibier, à poils les années paires, à plumes les années impaires", relève Antoine Westermann dans un sourire, avant de rejoindre ses cuisines où s'affaire une brigade d'une vingtaine de personnes.