BD : Le Spectateur, découvrez un album exceptionnel, un récit entièrement subjectif avec le dessinateur Théo Grosjean

Avec Le Spectateur, l'auteur le plus angoissé du 9ème art, Théo Grosjean délaisse le costume de L’homme le plus flippé du monde pour nous faire partager la vie d’un être de papier aussi inquiétant qu’attachant. Un graphisme envoûtant et un scénario déconcertant à travers son regard

Théo Grosjean raconte souffrir de ce que l'on appelle l' "overthinking" ou en français les "ruminations intenses", c'est-à-dire le fait d'être constamment envahi par des pensées qui le handicapent dans sa vie quotidienne. Des pensées le plus souvent négatives, qui prennent souvent la forme de remises en question permanentes. Des troubles de l'anxiété généralisée, une maladie qui toucherait jusqu'à 20 % de la population adulte (prévalence vie entière).

Ses angoisses, des plus anodines au pires, il les a exposées dans L'homme le plus flippé du monde. Nouvelle prescription pour guérir les lecteurs qui lui ressemblent : avec toujours un grand sens de l'autodérision, le second tome, Tentative d'adaptation, vient de sortir aux éditions Delcourt, fort de son succès sur les réseaux, avec plus de 150 000 amateurs de ses strips publiés sur Instagram. Un album dans lequel il offre à la fin ses techniques pour calmer l’angoisse.

Mais le plus anxieux des bédéastes français nous en fait partager de nouvelles : il est de retour avec un roman graphique intriguant dont l'intrigue se déroule en banlieue parisienne : Le Spectateur (éd. Noctambule/Soleil). Théo Grosjean quitte le noir et chrome de ses précédents albums, pour une tonalité chromatique déstabilisante : le cyan.

Un roman graphique intriguant

Désolé par avance, je ne fais que passer à travers.

Théo Grosjean

C’est sur cette phrase énigmatique que s’ouvre le roman graphique imaginé par Théo Grosjean. Un lecteur pressé de prendre connaissance de la première planche du récit pourrait sans difficulté ne pas s’apercevoir de sa présence sur la page de garde, habituellement vide de toute information.

Pour la découvrir, il faut en effet poser ses doigts sur des lettres imprimées en relief sur un fond bleu vert – la couleur dominante de l’album.  L’épigraphe ne manque pas d’intriguer. Qui est ce locuteur qui présente des excuses ? A qui s’adresse-t-il ? Comment comprendre l’expression « passer à travers » ? Trois énigmes que la succession des quatre chapitres qui suivent vont s’employer à dévoiler. Mais en partie seulement. Le dénouement, comme un écho à cette épigraphe, maintient en effet le lecteur dans un silence bien troublant.

Un héros dérangeant

Le silence. Leitmotiv de l’intrigue. Caractéristique essentielle du protagoniste, Samuel Alann, dont nous allons suivre le parcours de vie, depuis les premiers moments de sa venue au monde. Les deux premières planches nous racontent en effet sa naissance. Le visage masqué d’un obstétricien. Deux mains qui accueillent avec bienveillance l’enfant qui naît. Un petit être prêt à découvrir le nouveau monde qui s’ouvre à lui, avide d’entrer en contact avec une mère qui l’attend impatiemment, lui tend les bras. Tout cela, selon le point de vue de ce bébé.

L’essentiel de la narration s’effectue en effet selon le principe cinématographique de la caméra subjective : chacune des cases reproduit ce que les yeux de Samuel voient, ce que ses oreilles entendent. Un procédé narratif que Gotlib avait exploité avec bonheur dans Journal d’un Conquistador, une bd en deux planches que l’on peut relire dans le tome 2 de Rubrique-à-Brac. Mais le ton ici n’a rien d’une invitation à sourire. La rencontre entre l’enfant et sa mère est marquée d’emblée par une inquiétante étrangeté : le bébé ne pleure pas.

Samuel grandit. Mais il demeure un être sans voix. Une absence de communication verbale qui se double aussi d’une incapacité à communiquer ses émotions par le corps. Samuel inquiète donc. Toutes celles et ceux qui croisent son chemin vont être immédiatement frappés par son apparente absence d’empathie à leur égard. Samuel met inévitablement mal à l’aise. Il devient un phénomène, une sorte de monstre. 

Samuel intrigue. Samuel fait peur. On n'aperçoit son visage qu'à de rares moments quand il se regarde dans un miroir ou se confronte à son reflet. Il ne laisse cependant pas tout le monde indifférent. Deux personnages rencontrés à l’école puis au collège vont s’attacher à lui. Yacine et Judith. Deux êtres aux prises avec leurs propres différences. Des différences qui les placent eux aussi aux bans des normes sociales, et avec lesquelles ils apprennent peu à peu à composer, dans la douleur des expériences et dans le miroir du regard des autres.

Le spectateur de sa propre vie

En raison de sa différence, Samuel assiste aux événements de sa vie en observateur distant. Son mutisme en fait un être à part, qui observe le monde qui l’entoure avec neutralité, sans réaction. Ce personnage n’est pas passif pour autant. Il se montre capable de faire des choix. Ses prises de décision ne sont pas sans conséquences dramatiques sur la vie de ses proches. Pourtant Samuel endosse invariablement le costume du témoin distant face aux drames que ses actions provoquent. Le réel de sa vie ressemble à un film dont il serait le spectateur ou bien le caméraman qui se contente d’enregistrer les images, sans les commenter.

Samuel ne parle pas. Mais il dessine. C’est sur le papier qu’il donne à voir le silence de ses émotions. Samuel est doué. Son génie créatif va bien malgré lui être publiquement reconnu. Mais là encore, la notoriété ne s’accompagnera pas du bonheur auquel pourraient avoir droit les héros de la société du spectacle.

Une invitation à la méditation

Le parcours de vie de Samuel ressemble à un songe, à un rêve éveillé, souvent plus proche du cauchemar que du rêve euphorique. Son récit ne laisse pas le lecteur insensible. Placé lui aussi en position de spectateur, il parcourt, à travers les yeux du personnage principal, les images d’un destin aussi bouleversant que troublant. En refermant cet album, le mutisme le gagne alors inévitablement.

Le Spectateur : https://www.editions-soleil.fr/bd/series/serie-le-spectateur/album-le-spectateur

Publiée par Éditions Soleil sur Mercredi 14 avril 2021

Le héros reste insondable. Rien n’explique avec certitude le mystère de son détachement permanent face aux souffrances qu’il observe – voire engendre. Quelle corde s’est brisée dans son enfance ? Quelle corde ne s’est pas nouée ? Là n’est peut-être pas l’enjeu de cet album. L’essentiel réside sans doute dans l’invitation de son auteur à voir autrement, au-delà des apparences. A vous de voir donc si cet album à la tonalité turquoise vous laissera vous aussi sans voix  !

Retrouver son portrait lors d'une Rencontre à Lyon avec le Lyonnais Théo Grosjean, l'auteur de BD "le plus flippé du monde"

 

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