Voici un récit qui interroge, bien moins sombre qu’il n’y paraît. Cet album nous plonge au cœur d’une association qui milite pour légaliser l’euthanasie et le droit de mourir dans la dignité. Parler de la mort sans effet morbide, un défi relevé avec brio par les auteurs.
En toute conscience est un album à placer entre toutes les mains. Parler de la mort ne la fait pas advenir plus vite ; se souvenir qu'à chaque fois que la vie est donnée, cela implique aussi qu'elle aura une fin, est une pensée salutaire pour apprécier au mieux les moments vécus. C'est un des sens du combat que mène l'association présentée dans ce roman graphique : militer pour l'interruption volontaire de vie, autrement dit le fait d'être en capacité de choisir le moment de sa mort jusqu'à la fin.
Inspiré de faits réels
"Inspiré de faits réels" est-il précisé en ouverture, car le vrai nom de l'association "En toute conscience" est Ultime Liberté. Fondée en 2009, elle revendique plus de 3 000 adhérents dont 700 en Île-de-France. Ses membres militent pour le droit à l'euthanasie, mais ils aident surtout dans l'illégalité totale ceux qui veulent abréger leurs souffrances, des gens âgés en fin de vie pour la plupart, et atteints d'une maladie. Restée sous les radars durant de très longues années, l'association a récemment été pointée du doigt après la mise en examen d'une partie de ses membres pour possession de Pentobarbital, un très puissant anesthésiant létal aujourd'hui interdit en France, mais employé pour l'aide au suicide, et utilisé légalement en Belgique ou en Suisse.
Une ultime liberté
La direction d'"Ultime liberté" revendique un caractère plus "radical" que l'ADMD, l'Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité, qui préfère orienter les personnes en fin de vie vers la Belgique ou la Suisse, solution inaccessible pour les plus modestes. Ou que l'autre association pro-euthanasie Le Choix.
Dans cette fiction, les auteurs imaginent qu'un jour débarque dans une des réunions organisées par l'association En toute conscience, Vincent, 25 ans, qui veut mettre fin à ses jours à la suite d'un chagrin d'amour. Sidérés, les vieux militants font mine d'accéder à sa requête, et sous couvert de l'aider à mourir, vont tout faire pour lui redonner goût à la vie.
Une publication concommitante des débats à l’Assemblée Nationale à propos d'un projet de loi ouvrant droit à "une fin de vie libre et choisie" visant à légaliser l'euthanasie active - et qui se sont soldés par une obstruction. Comme un contrepoint, En Toute conscience montre l’absurdité de la situation actuelle : l' Etat ferme les yeux sur les euthanasies clandestines tout en refusant de légiférer une bonne fois pour toute sur la question.
A notre tour, nous avons donc interrogé les deux auteurs, Olivier Peyon au scénario et Livio Bernardo au dessin, sur le sens de leur démarche et sur leurs motivations.
L’idée de la BD est née un soir quand Livio Bernardo m’a raconté l’engagement de son père dans une association pour l’euthanasie et le suicide assisté.
- Au début de votre album En toute conscience , il est indiqué "inspiré de faits réels". Pouvez-vous nous en dire plus ? Quelle est la part de fiction et de réalité ?
Olivier Peyon : L’idée de la BD est née un soir quand Livio m’a raconté l’engagement de son père dans une association pour l’euthanasie et le suicide assisté, et comment il aidait à mourir des personnes en fin de vie, dans la plus grande illégalité bien sûr. Je suis donc parti à Toulouse où vivait et militait son père, Patrice Bernardo. J’ai rencontré pas mal de membres de cette association (de son vrai nom "Ultime Liberté"). J’ai suivi leurs actions pendant plusieurs mois. J’avais un sujet, beaucoup d’anecdotes mais pas encore le point de départ d’une histoire forte, jusqu’au jour où Patrice m’a raconté qu’un jeune homme était venu les voir pour mourir suite à un chagrin d’amour, et le cas de conscience dans lequel ça les avait mis. Dans la vraie vie, ce garçon n’est venu les voir qu’une fois ; moi, j’en ai fait le fil rouge de notre histoire. En fait, c’est une histoire fictionnelle où tout est vrai ! C’est à dire que beaucoup de scènes du livre ont réellement existé, comme l‘assemblée générale de l’association, la demande de suicide de cette jeune fille malade au bout du rouleau, la scène au Palais de Justice ou encore les rencontres anonymes dans le McDo du coin. C’est plus l’intériorité et le parcours intime des personnages que j’ai romancés.
Livio Bernardo : Mon père est donc un membre actif à l'époque du début de l'écriture par Olivier Peyon. Olivier est un ami, nous cherchions un sujet pour mon prochain album sur fond de société, il a tout de suite suggéré faire quelque chose sur cette association en prenant rapidement contact avec mon père et les membres. L'idée était de construire une structure fictive sur un fond réel, pour pouvoir présenter les agissements de cette association qu'on peut qualifier de radicaux puisqu'illégaux, tout en évoquant le militantisme passionné, qui au final est devenu, au fil de l'écriture, notre vrai sujet.
La vie est une maladie mortelle
- Quelle est votre position personnelle sur le choix de sa fin de vie ? A-t-elle évoluée ?
Livio Bernardo : J'ai toujours eu un certain recul sur l'association et sur les positions de mon père là-dessus. Pour moi c'est et cela restera le témoignage d'une angoisse de mort, de la part de personnes relativement âgées, que ça rassure de garder un certain contrôle sur leur vie/fin de vie. Mon avis sur l'euthanasie est le même que des questions comme l'avortement par exemple.
J'ai toujours pensé qu'une personne était totalement libre de faire ce qu'elle voulait de son corps. Sans morale, ni carcans.
Ainsi, "se faire débrancher" ou même choisir de mourir dignement plutôt que d'aller se jeter sous un train, sont des sujets qui rejoignent cette idée. Je suis donc complètement pour. Pour aussi l'idée que l'intérêt des personnes soit toujours préservé. Je ne milite pas personnellement mais je rejoins complètement leur combat, oui.
Mon père m'a transmis une éducation athée à la limite de l'anticléricalisme, il s'est donc toujours opposé farouchement à la morale catholique. Je pense que son combat rejoint certaines valeurs de gauche puisqu'il s'agit en fait d'une forme de solidarité, quant on permet à tous de mourir dignement sans avoir à se rendre en Suisse pour un budget conséquent, par exemple.
Olivier Peyon : Avant de commencer à travailler sur le sujet, je n’avais pas d’avis précis, je ne le connaissais tout simplement pas. En côtoyant les membres de cette association, j’ai compris que décider de mourir, en cas de coma, de malade incurable ou de maladie d’Alzheimer par exemple, c’était une façon de reprendre le contrôle de sa vie.
Réfléchir à sa fin de vie, c’était tout simplement se ré-interroger sur la vie et la respecter d’autant plus.
Même si la légalisation pour le suicide assisté et l’euthanasie volontaire doit se faire avec une série de gardes fous, rien ne justifie qu’on continue de l’interdire. Le parallèle entre ce combat et la légalisation de l’IGV m’a sauté aux yeux, avec les mêmes arguments rétrogrades de certains religieux ou certains médecins.
- Livio Bernardo, nous vous connaissons pour votre travail sur les travers de La Vie Moderne, une bd sur des Parisiens en particulier, dépeints avec humour. A quelle difficulté avez-vous été confronté lors du travail sur cet album ?
Livio Bernardo : En fait aucune, dans le sens où j'ai gardé mon ton habituel, mon style graphique ; et tant mieux, puisque traiter d'un tel sujet demandait forcément une certaine légèreté. Je voulais l'ensemble très vivant, très animé, très cinématographique (ce n'est pas un hasard si j'ai travaillé avec Olivier Peyon qui vient du cinéma), ce qu'on retrouve dans La Vie Moderne je pense. Je ne voulais pas d'un travail de BD pure, dans le sens gauffrier (structure invisible des vignettes d'une planche) rigoureux, vignettes fermées... je voulais que tout sorte du cadre, tout vive.
Le résultat donne un album certes intense en émotions, mais toujours drôle et surtout réaliste, j'espère.
Car ça aussi, le réalisme, c'est une de mes grandes préoccupations en représentation. Pour ça je puise beaucoup dans le cinéma d'Abdellatif Kechiche (La vie d'Adèle), ou les album de Riad Sattouf (L'Arabe du futur), en plus de ramener mes vieilles références en BD sur fond social ou dessin de presse : Reiser, Cabu, Binet…
Il y a quelqu'un dans la salle qui ne s'est pas encore cassé la mâchoire sur les illustrations de Livio Bernardo ? https://t.co/q8QWX1nsCP #bd #illustration pic.twitter.com/JpEt6M06UD
— Canva France (@CanvaFrance) June 15, 2018
La mort devant soi
- Injecter de l'humour est-il tout aussi important quand on parle de la mort ?
Livio Bernardo : Je n'aurais pas pu faire un album sombre, dur, à la Blast par exemple, oeuvre absolue de Larcenet qui parle de folie, de mort... mais je n'ai pas son génie car lui, par exemple, se permet une oeuvre extrêmement sombre et désespérée. Mon style à moi dans ces cas là, du moins ce que j'utilise comme mode d'expression, pour vous donner une idée, ce serait la veillée funèbre juive : on y rit, on y raconte des blagues ou les souvenirs les plus gênants relatifs au défunt. La série Six Feet Under est une grande référence pour moi à ce niveau là, et des films comme Les Invasions Barbares, des bd comme Paul à Quebec de Rabagliati, (dont l'oeuvre m'a beaucoup inspirée pendant la production d'En Toute Conscience d'ailleurs)... tout ce qui sait parler des pires sujets avec toujours une note d'espoir, de vie... Je trouve que l'émotion pure est générée comme ça.
On a rencontré Livio Bernardo, illustrateur de parisien ! #ASuivrehttps://t.co/XMO69CStLx pic.twitter.com/kyK81R8f4O
— A NOUS Paris (@anousparis) May 12, 2019
- Olivier Peyon vous êtes au croisement du documentaire et de la fiction ; cet album est votre premier scénario de BD. En quoi vos expériences passées vous ont-elles été utiles pour aborder cette thématique forte ?
Olivier Peyon : Effectivement, l’approche était la même que pour faire un documentaire ou un fiction, c’est à dire prendre le temps de réfléchir à un sujet, s’immerger dans un milieu, rencontrer les gens qui y vivent, me laisser imprégner par leurs problématiques, voir à quoi ça fait écho en moi. Est-ce que je me sens proche, est-ce que je me sens concerné, est-ce que j’ai envie de travailler deux ans de ma vie dessus ? Je commence toujours avec une approche journalistique pour ensuite laisser place au récit et à la fiction.
- Quelles sont les suites de la parution de cet album ?
Olivier Peyon : Je suis d’abord et avant tout réalisateur (son nouveau film Tokyo Shaking, avec Karin Viard, aurait dû sortir au cinéma le 10 mars dernier). Plus j’écrivais la BD, plus je me rendais compte qu’il y a avait matière à un film. Un scénario de BD est une écriture à part, qui faisait dans ce cas précis une soixantaine de pages contre une centaine pour un film. Passer au cinéma me permettra de développer certains aspects du sujet que nous avons dû laisser de côté. Les droits de la BD ont d'ores et déjà été vendus à la société de production Les films du Lendemain et le tournage programmé en 2022.
Pour lire un extrait de : En toute conscience d'Olivier Peyon et Livio Bernardo / Éditions Delcourt