"C’était la folie, tout était à inventer" : le skateboard, plus de 50 ans d’histoire à Paris

Spots mythiques, médiatisation, rapports avec les autorités... Des rares précurseurs dans les années 1960 jusqu’aux nombreux pratiquants actuels, la culture skate parisienne a plus de 50 ans. On remonte aux premiers tours de roues.

Au milieu des passants dans la rue, sur la place de la République, ou encore à Bastille… Si on aperçoit aujourd’hui des skateurs un peu partout dans la capitale, la pratique était encore invisible à Paris il y a près d’un demi-siècle. Né aux Etats-Unis, le skate est d’abord devenu populaire en tant que discipline sportive parmi les surfeurs de la côte Ouest dans les années 1960, comme un bon moyen de s’entraîner sans vagues. En France, le phénomène s’importe d'abord sur les côtes du pays basque.

"Au milieu des années 1960, Jim Fitzpatrick, un surfeur américain, emporte en France une douzaine de skates dans le cadre d’une tournée promotionnelle, raconte Claude Queyrel, historien du skateboard. Il descend à Biarritz, et distribue quelques planches. Deux autres personnages jouent un rôle dans la naissance du skate en France : Arnaud de Rosnay – qui était un surfeur et un jetsetteur – et son frère Joël, qui créent les premiers championnats de France dans les Landes ainsi qu’à Paris."

C’était la préhistoire, on découvrait toutes les possibilités de l’engin

Dans la capitale, le premier spot (le terme vient d’ailleurs du surf) se trouve sur l’esplanade du Trocadéro. "Le dallage en marbre, où il y avait beaucoup de patins à roulettes depuis l’après-guerre, est pris par les skateurs, poursuit l’historien. Mais l’engouement reste confidentiel. Et comme aux Etats-Unis à cette époque, l’effet de mode s’arrête brusquement et tombe un temps dans l’oubli."

Thierry Dupin, lui, participe à la seconde vague, dans les années 1970. Cette légende du skate français, qui fera partie des premiers professionnels de l’Hexagone, vit alors à Paris mais reste un enfant du pays basque.


"J’allais régulièrement à Biarritz, se rappelle le pionnier, aujourd’hui installé à Meaux. En vacances chez mon papa en 1975, je vois pour la première fois des roll surfeurs [du nom donné aux premiers skates, avant le développement des polymères et des roues en uréthane qui remplacent l’acier et l’argile, permettant enfin une bonne adhérence au sol]. Là, j'ai eu un coup de foudre et je me suis précipité pour acheter mon premier roll surf. Le vendeur m’a regardé avec un air halluciné, et a sorti du fond de sa vitrine une planche couverte de poussière. Plus personne ne s’intéressait à ça."

"C’était la préhistoire, on découvrait toutes les possibilités de l’engin, sourit le skateur. C’était la folie, tout était à inventer. Et à l'été 1976, un ami américain m’a offert un skateboard. J'ai évolué à une vitesse incroyable."


Thierry Dupin, âgé de 17 ans, rencontre ensuite Jean-Pierre Marquant, le patron de la marque de skate Banzaï : "Il m’a engagé pour devenir démonstrateur et je donnais aussi un coup de main à l'usine pour tester le matériel, faire du skate est devenu mon métier. On a fait une tournée partout en France, jusqu’en montagne. On a été les premiers descendeurs de cols, avec des pointes à 90 km/h, quasiment sans protection."
 


Thierry Dupin fait surtout partie du premier team professionnel français, "créé en vue de futures compétitions" : "VSD, Paris Match, L’Express, la télé… On a même roulé sur les ailes d’un avion sur un DC-10, c’était le délire." Slalom, descente, vitesse pure, figures libres, saut en longueur, en hauteur… Les compétitions intègrent à l’époque toute une série de disciplines, qui ont pour certaines disparues aujourd’hui.

 

Un "raz-de-marée" au Trocadéro dans les années 1970 : "On ne pouvait pas faire trois pas sans se prendre un gamin dans les jambes"

A Paris, le skate explose en popularité. D’après Thierry Dupin, la ville accueille en 1977 près de 25 000 participants (pour deux millions et 10 000 licenciés au niveau national), avec cinq revues et 35 magasins spécialisés dans la capitale.

"Certes le pays basque restera le berceau de la pratique, les premiers tours de roue ont été donnés là-bas, mais la Mecque du skate en France est devenue Paris, défend le skateur. C’est là où se trouvaient les médias et les meilleurs skateurs.


La ville fait face à un "raz-de-marée", comme le confirme l'historien Claude Queyrel : "La pratique se concentrait sur deux allées, vers les fontaines du Trocadéro. Les jeunes ont investi la ville sans que les adultes ne pigent que dalle. Ça a créé un beau bazar, il y avait encore de la circulation au début, et les voitures servaient de remonte-pente. C’est la première fois que les skateurs ont colonisé massivement un espace public."
 


"Le Trocadéro était noir de monde, on ne pouvait pas faire trois pas sans se prendre un gamin dans les jambes, se rappelle Thierry Dupin. Il y avait des remparts humains de public, ça faisait monter l’adrénaline quand on se défiait."

Mais les lieux arrivent vite à saturation, et les autorités paniquent face à la pratique, jugée dangereuse : "Les interdictions ont commencé à pleuvoir, avec des amendes incroyables. La mairie de Paris a dit stop au skate dans la rue, donc on a commencé à se tourner vers d’autres spots : les bosses de Courbevoie, les plans inclinés en briquettes rouges de la Défense ou encore les plans inclinés du Parc Floral."

 


Face à une demande toujours aussi forte, deux énormes skateparks sont construits, et ouvrent en 1978 à quelques mois d’intervalle. L’un se situe à la Villette, sur une friche industrielle au niveau des anciens abattoirs. "C’était dantesque, raconte Thierry Dupin. C’était construit en contrebas, à l’abri du vent, mais tout de même en extérieur. Ça s’étalait sur peut-être plus de 5 000 m², on se serait cru dans une station de ski."

C’était l'un des plus beaux skateparks d'Europe

L’autre, nommé "Béton Hurlant", prend place sur l'île Saint-Germain à Issy-les-Moulineaux. "Dans les deux cas, c’était des investissements privés, commente le skateur, qui a participé à l’inauguration de Béton Hurlant en compagnie de Sylvie Vartan. C’était l'un des plus beaux skateparks d'Europe."


A l’époque, Thierry Dupin est le skateur le plus médiatisé. Publicités, participation à des émissions de radio, ou de télé… "J’ai notamment été sélectionné pour participer à "La tête et les jambes", présenté par Philippe Gildas et Thierry Roland, j’ai battu des records en direct, se souvient le skateur. J’ai rencontré les gens du show-business et j’ai même enregistré un 45 tours avec Patrick Topaloff, "Les rois du skateboard"."
 


En 1977, Thierry Dupin a d’ailleurs appris le skate à Jean-Paul Belmondo : "C’était pour une séquence du film "L’Animal", qui a finalement été supprimée du script car trop compliquée à réaliser. Mais "Bebel" était casse-cou, il était encore alerte à l’époque le garçon. Il s'est retrouvé plusieurs fois les quatre fers en l'air, il se prenait des râteaux pas possibles…. J’ai aussi donné des cours de skate à l’école, en emmenant les jeunes du côté des Buttes-Chaumont. C’était un peu olé olé en termes de sécurité comparé à la législation actuelle."

 

Un tournant "street" dans les années 1980

Fin 1979, le skatepark de la Villette et Béton Hurlant finissent par fermer, après à peine un an et demi d’exploitation. "Dans les années 1980, tout s’est écroulé, il n’y avait plus de structures, le skateboard a connu ses années rebelles avec le développement du "street"", décrit Thierry Dupin qui, après "avoir laissé tomber les études pour devenir skateur à part entière" et vivre de sa passion, met fin à sa carrière.

Le marché est alors arrivé à saturation, comme l’explique Philippe Cressent, fondateur de l’enseigne Chattanooga, située dans le VIIe arrondissement : "Plus personne ne voulait de skateboard, c'était considéré comme un gadget, un phénomène de mode éphémère, comme la corde à sauter, le yoyo… Il y a eu des braderies, des faillites, c'était la jungle, tout s'est arrêté du jour au lendemain."


Chattanooga, lancé en tant que grossiste en 1974 alors que son gérant avait ramené de Californie quelques planches dans ses bagages, ouvre ainsi ses portes au public en tant que boutique quatre ans plus tard : "Je devais écouler mes stocks. Vu qu’il n’existait pas de surfshop à l’époque à Paris, j'ai décidé de faire à la fois skate et surf. Chattanooga est la plus vieille boutique du genre à Paris, mais également en France. Le gérant du tout premier surf shop, Jo Moraiz à Biarritz, est depuis malheureusement décédé et son fils n'a pas vraiment repris la boutique donc ça s'est arrêté là."

A Paris, "il ne reste qu’une poignée de skateurs" dans les années 1980, explique Claude Queyrel : "Ils ont appelé le spot du Trocadéro le "340", en référence à un code utilisé sous la résistance". Un "petit noyau dur" permet ainsi à la pratique de survivre, "mais de façon underground", précise Philippe Cressent : "Depuis, les spots ont évolué selon les générations, avec le parvis du Palais de Tokyo, surnommé "le Dôme", ou la fontaine des Innocents aux Halles par exemple."

 

Le skate est bien plus qu'un sport, c'est vraiment une subculture urbaine

Alors que les sites populaires se sont éparpillés au fil des années, les skateparks se sont depuis développés en périphérie de la capitale, notamment à Chelles ou encore à l’EGP 18 : un espace couvert situé dans le XVIIIe, inauguré en 2008.


"A part quelques mordus qui skatent toute leur vie, les trois quarts des gens passent à autre chose, souligne Philippe Cressent. Quand on se casse la figure en permanence sur du béton, il faut vraiment être motivé pour continuer. Au-dessus de 20 ans, on commence à avoir un peu la trouille de se faire mal."

"Ceci dit, des skateurs reviennent aujourd’hui nous voir avec leurs enfants, pour partager ça en famille, note le fondateur de Chattanooga. On reste sur un marché relativement de niche, on n’est pas si nombreux à Paris. Les marges commerciales sont plutôt tendues, donc il ne faut pas avoir envie de faire fortune en un claquement de doigts. Il faut aimer et pratiquer ça, ça ne se vend pas comme des pains au chocolat : tout évolue légèrement en permanence. Et le skate est bien plus qu'un sport, c'est vraiment une subculture urbaine."


Âgé de 72 ans, le gérant ne skate toutefois plus "depuis longtemps", après s’être "cassé différentes parties du corps". Mais l’enseigne est depuis devenue une histoire de famille, avec sa fille et son fils.

 

Le skate c’est comme le vélo, ça ne se perd pas

Thierry Dupin, lui, monte encore "ponctuellement" sur sa planche : "Ça a été un choc psychologique quand j’ai stoppé ma carrière en 1979, mais le skate m’a poursuivi toute ma vie. J’ai eu des enfants et j’ai développé d’autres nombreuses passions, mais j’ai suivi toute l’évolution des pratiques de près ou de loin."


"Je continue de ressortir ma planche à chaque occasion, avec notamment des rendez-vous de "old schoolers" organisés depuis une décennie dans des skateparks en région parisienne, raconte le skateur. Le skate c’est comme le vélo, ça ne se perd pas. Mais bon, il ne faut pas que j’oublie que j’ai 61 ans, il faut se calmer. J’ai encore mal à la hanche depuis une chute il y a quatre ans. Je skate depuis 45 ans, ce n’est pas rien."

Thierry Dupin attend désormais "avec impatience" les Jeux olympiques de 2024, à Paris : "Le skate entre aux JO, c’est phénoménal. Il y a des détracteurs certes, mais je pense qu’il ne faut pas cracher dans la soupe, ça va permettre de débloquer des moyens et d’apporter une légitimé auprès des institutions." Le pionnier prépare d'ailleurs un livre sur l’histoire du skate, racontée via son parcours personnel.

 

► Cet article, initialement sorti en octobre 2020, est republié à l’occasion du championnat de France (catégorie bowl) dimanche 2 mai 2021 à Chelles

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