Au lendemain de l'attentat contre Charlie Hebdo en janvier 2015, le ministère de l'Éducation nationale enjoint le corps enseignant à s'emparer de la question des images satiriques. Aujourd'hui encore, faute de formations, les professeurs se disent démunis.
Le 8 janvier 2015, Laurent Bihl franchit la porte de la salle des professeurs comme chaque matin. À peine est-il entré dans la pièce "évidemment bondée" que la plupart des 180 enseignants de ce lycée de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) se tournent vers lui. À l'époque, le professeur d'histoire-géographie rédige sa thèse sur l'image satirique.
Laurent Bihl propose alors de monter une exposition sur la caricature anticléricale. Mais il pose une condition. "On le fait dans un des halls et, dans un autre, on laisse un espace totalement libre pour que les élèves puissent nous caricaturer nous". Même au lendemain de la tuerie de Charlie Hebdo, pour ses collègues, "il n'en a pas été question […] c'est complexe l'image satirique en classe", se désole celui qui est aujourd'hui maître de conférences à l'université Paris-I-Panthéon-Sorbonne
Manque de formations
"Je n'ai jamais connu de formations, ni d'accompagnement sur la question de la laïcité", explique de son côté Martin* un autre professeur d'histoire géographie. En poste dans un lycée de Bobigny (Seine-Saint-Denis) depuis 4 ans, il se remémore "l'unique message très lisse et sans aucune réflexion de fond" du ministère de l'Éducation nationale, le jour de la minute de silence pour Samuel Paty.
Je ne suis pas plus laïc qu'un professeur de mathématiques.
Ludovic Sot, professeur d'histoire-géographie à Sceaux (Yvelines)
À l'autre bout de l'Île-de-France, le constat se répète. Quand elle existe, "la formation des professeurs est en train de disparaître", alerte Ludovic Sot qui enseigne l'histoire-géographie au lycée Marie-Curie de Sceaux (Yvelines) depuis 17 ans. Dans ses quarante-cinq années de carrière, il a pu constater l'injonction systématique du ministère de l'Éducation faite aux professeurs de parler aux élèves après chaque attentat.
"Ce n'est pas une mauvaise chose, mais je regrette que cela soit du seul ressort de ceux qui enseignent ma matière ou la philosophie […] Je ne suis pas plus laïc qu'un prof de mathématiques", poursuit-il. Après l'assassinat de Samuel Paty, un temps commun devait être dédié par chaque professeur à une discussion avec les élèves. "Certains collègues l'ont esquivé parce qu'ils s'attendaient à ce que ce soit à nous de le faire."
Mais pour Ludovic Sot aucune évolution n'est possible sans "la nécessité d'accompagner les jeunes professeurs de façon continue. Autrement qu'avec deux heures de formations à la fin d'une journée de cours".
Au moment des attentats de Charlie Hebdo, une seule initiation spécifique aux images satiriques existait pour les enseignants. Dispensée par Laurent Bihl et un autre professeur, elle a depuis été supprimée. "Chacun est libre d'utiliser ou non la caricature et s'il y a une sortie de route, c'est de la responsabilité du professeur", observe le maître de conférences. "C'est gravissime parce que tout repose sur ses épaules et peut donc mener à l'autocensure".
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La théorie face au mur de la pratique
Enrichissement de la Bibliothèque nationale de France, interventions d'associations (Cartooning for peace, Papiers Nickelés etc.) ou encore séances pourvues par le Centre de l'éducation aux médias et à l’information (CLEMI) : les ressources à disposition des professeurs "ont fait un bond qualitatif absolument formidable depuis 10 ans", remarque Laurent Bihl. "Le souci est que cela reste du cosmétique. La base de l'école, c'est la didactique. Et niveau pédagogie, c'est le désert total. Avant 2015, il n'y a à peu près rien et, après, il n'y a à peu près rien non plus."
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Cartooning for Peace est ce soir à 19h10 dans @DebatF24 pour présenter des dessins sur #Mayotte et la catastrophe du cyclone #Chido, le procès des viols de #Mazan et la situation en #Syrie.
✏️ Hector (France), @zehraomerovna (Turquie), Amany (Syrie) pic.twitter.com/5BWywhBdn5
La direction pédagogique est en partie inscrite dans le bulletin officiel (BO) fourni par l'Éducation nationale. Il indique à la fois les notions à étudier et aiguille le discours à tenir devant les élèves. "Le BO d'Éducation morale et civique (EMC) est ridicule avec ses deux pages", s'alarme Martin*.
"Dans beaucoup d'endroits, on ne peut pas se contenter d'appliquer des directives creuses si on veut rester audibles", poursuit cet enseignant d'un lycée de Bobigny (Seine-Saint-Denis). Lui, n'a "jamais eu le besoin" de montrer de caricatures. La plupart de ses étudiants sont musulmans et voient souvent "la laïcité comme de l'islamophobie légalisée et se sentent systématiquement mis en cause après chaque attentat".
La laïcité est mobilisée la majeure partie du temps contre l'islam
Martin*, professeur d'histoire-géographie à Bobigny (Seine-Saint-Denis)
"C'est difficile pour un enseignant, car ce discours est légitime", estime-t-il. Si la laïcité est historiquement née en opposition au catholicisme, "elle est mobilisée la majeure partie du temps contre l'islam". Ce professeur d'histoire-géographie dénonce une "hypocrisie générale" devant "l'existence d'un discours d'extrême droite islamophobe qui n'est jamais mentionné par le ministère de l'Éducation nationale".
L'enjeu de la formation des élèves
"Ce déficit d'informations des professeurs s'accompagne d'un déficit de formations des élèves", constate Laurent Bihl qui est intervenu devant des dizaines de classes après les attentats de Charlie. "Je ne me suis pas heurté à une violence ou un refus de la part des élèves. Mais plutôt à une incompréhension et à une quantité de questions."
Pour l'universitaire, c'est dans l'habitude des élèves à "cet esprit de l'inconvenance et de la subversion" que se trouve une autre des pistes délaissées par l'Éducation nationale. "La violence de l'image n'est pas là pour déplaire, heurter ou choquer, mais pour susciter le débat."
La violence de l'image n'est pas là pour déplaire, heurter ou choquer mais pour susciter le débat
Laurent Bihl, maître de conférences à l'université Paris-I-Panthéon-Sorbonne
Et pourtant, "les manuels scolaires fourmillent de dizaines caricatures", note Laurent Bihl, mais "aucune image n'est étudiée pour elle-même et s'accompagne toujours d'un texte". La forme plutôt que le fond. C'est là que le bât blesse. "Y aurait-il eu une affaire Paty si les élèves avaient été formés autrement en amont ?"
L'école pas encore au niveau
Les caricatures ne sont qu'un des outils mobilisables en cours d'EMC qui, lui, joue "un rôle très important dans le développement de l'esprit critique", analyse Ludovic Sot. Pour l'enseignant de Sceaux (Yvelines), "le savoir immédiatement accessible et partagé sur les réseaux sociaux" accentue de jour en jour la nécessité de cet apprentissage.
Ce "flux informationnel" va à l'encontre de l'image satirique qui "est destinée à arrêter le regard", renchérit Laurent Bihl. "La caricature est l'inverse du scrolling", s'amuse-t-il. "Ce n'est pas une pédagogie facile et elle demande aussi un changement de paradigme de l'Éducation nationale."
Ludovic Sot ne relate pas de rupture majeure dans le déroulé de l'éducation civique depuis l'attentat de Charlie Hebdo, mais note que "beaucoup plus de cours ont été entrepris sur la laïcité et la démocratie alors que, longtemps, l'EMC n'était pas assez mise en avant".
Que dire de l'avenir de la caricature à l'école ? Laurent Bihl voit dans l'inauguration d'une maison du dessin de presse en 2027 à Paris, "le seul signe un peu positif inscrit dans le calendrier politique non-lointain". L'événement reste le fait du ministère de la Culture, mais l'universitaire se veut optimiste : "l'Éducation nationale peut encore tout à fait prendre le taureau par les cornes".
* le prénom a été modifié