Une information judiciaire est ouverte sur les pratiques de maintien de l’ordre de Didier Lallement, qui a quitté en juillet la tête de la préfecture de police de Paris. Au cœur des investigations : la gestion d’une manifestation de gilets jaunes place d’Italie, le 16 novembre 2019.
C’est une procédure rare. Alors que la justice ne s'intéresse en général qu'à des pratiques individuelles comme des tirs litigieux de LBD, un juge d'instruction va enquêter sur la légalité au regard du droit pénal de la gestion globale d’une manifestation de gilets jaunes. La plainte pour "atteinte arbitraire à la liberté individuelle", "entrave à la liberté d'expression et de manifestation" et "mise en danger de la vie d'autrui" a été initialement déposée en juin 2020 contre Didier Lallement et contre X, avant d’être réitérée le 16 novembre 2020.
Les faits remontent au 16 novembre 2019. Alors que des centaines de gilets jaunes se rassemblent dans la capitale un an après le début du mouvement, la situation se tend sur la place d’Italie, dans le XIIIe arrondissement. Feux allumés par des manifestants, mobilier urbain dégradé… Les forces de l'ordre interviennent en utilisant des canons à eau et de nombreuses grenades lacrymogènes.
"Nasse à place d'Italie, impossible de partir, manifestation déclarée annulée à la dernière minute" par la préfecture de police, raconte alors sur Twitter Priscillia Ludosky, co-organisatrice de l’événement. Le cortège devait initialement partir à 14h.
Peu après, le gilet jaune Manuel Coisne perd un œil suite à un tir policier de grenade lacrymogène. Sur la place, la stèle du maréchal Juin est par ailleurs dégradée. De passage sur les lieux des heurts, Didier Lallement prononce des propos polémiques au lendemain des faits. Interpellé par une gilet jaune, le préfet de police répond : "Nous ne sommes pas dans le même camp, madame".
"Les conséquences, c’est de l’énervement, de l’agitation, des conflits, beaucoup de blessés"
La plainte déposée par Priscillia Ludosky et Faouzi Lellouche, autre co-organisateur de la l’événement, dénonce la nasse menée par les forces de l’ordre le 16 novembre 2019. Cette pratique consiste à encercler les manifestants et les retenir dans une zone. Les plaignants estiment que la gestion des événements a favorisé les tensions et la confusion au sein des personnes rassemblées.
"C’est une pratique qui a été généralisée sous le mandat - si on peut dire - de Didier Lallement, explique Me Guillaume Martine, l'avocat des plaignants. Cette pratique est illégale puisqu’elle n’est prévue par aucun texte, ni légal ni réglementaire." L’avocat dénonce une technique "particulièrement attentatoire aux droits des personnes, au droit de manifester, au droit de circuler (...) qui, on l’a vu le 16 novembre 2019, a abouti à la mise en danger des personnes qui se retrouvent enfermées parfois plusieurs heures sur une place, en l'occurrence la place d’Italie".
"Toutes les rues adjacentes étaient fermées par la police… Nous encercler, nous empêcher de pouvoir nous disperser, c’était délibéré. On était sous une pluie de gaz. Les conséquences, c’est de l’énervement, de l’agitation, des conflits, beaucoup de blessés, une privation de nos libertés et la mise en danger de chaque personne présente", raconte Faouzi Lellouche.
La pratique de la nasse a été remise en cause par plusieurs autorités. Mi-2020, le Défenseur des droits a en effet recommandé de mettre fin à cet "encagement" qui amène "à priver de liberté des personnes sans cadre juridique". De son côté, le Conseil d'Etat - en annulant en juin 2021 plusieurs dispositions du schéma national de maintien de l'ordre (SNMO) - a depuis contraint le ministère de l'Intérieur à limiter le recours à cette technique.
Alors que le parquet de Paris s’opposait à l’ouverture d’une enquête, la plainte a finalement abouti. "Ça ne préjuge pas de la suite de la procédure. Mais à tout le moins, nous avons un juge qui considère qu’il y a matière à investiguer sur ces pratiques", réagit Me Guillaume Martine. Il salue "une excellente décision qui va enfin permettre une enquête indépendante". Contactée, la préfecture de police de Paris n’a pas répondu à nos sollicitations.