La star américaine a inauguré officiellement ce mercredi un centre de formation à Aubervilliers. Depuis bientôt 20 ans, ONG et ambassade américaine multiplient les actions en faveur des quartiers populaires.
Il a traversé la place de la mairie d’Aubervilliers comme un fantôme. Après une entrevue d’une demi-heure avec l’édile de la ville, Forest Withaker a rejoint son SUV, le pas lent, le regard perdu. Seul un passant, intrigué par la présence d’une caméra, a reconnu l’artiste, Oscar du meilleur acteur en 2007 pour son rôle d’Amin Dada dans "Le dernier roi d'Ecosse". Un selfie et puis s’en va. La star hollywoodienne est attendue dans le quartier populaire des Quatre Chemins.
La berline noire s’arrête devant l'immeuble modeste du 55 Avenue Jean Jaurès. Les "Marlboro bled", ces vendeurs de cigarettes à la sauvette, guettent. A l’intérieur, le comédien et réalisateur américain découvre la nouvelle antenne de sa fondation Whitaker Peace and Development Initiative. Devant un parterre de journalistes et d’élèves, il découvre les locaux : une centaine de mètres carrés divisée entre un hall d’accueil, deux bureaux et deux salles de cours. La cohorte de soixante élèves sélectionnés suit 4 à 6 heures de cours par semaine sur l’entrepreneuriat, la gestion de conflit et l’informatique. La formation, qui peut durer jusqu’à un an, est gratuite mais pas diplômante.
" C’est une opportunité de toucher le monde, d’utiliser vos voix de la meilleure façon que vous pouvez, de trouver des opportunités, de trouver des manières de faire. C’est intéressant de vous voir faire des choses. Voilà, c’est une partie de notre programme qu’on a lancé il y a dix ans de cela. Allez-y, touchez vos rêves ! »
Forest Whitaker, s'adressant aux élèves
Sourires et regards admiratifs. Le message est bien reçu. "Je trouve cela hyper touchant qu'une star afro-américaine décide de voir ce qui se passe ici, parce que c'est vrai qu'on peut se sentir un peu délaissé. La symbolique, elle est là !", remarque Isha, qui participe au programme "Les battantes" destinée aux femmes entrepreneures au sein de la fondation. Son camarade Fodie, lui, veut créer sa propre société de nettoyage. Il affirme avoir connu le programme "par le bouche à oreille". Mervet, qui a râté des concours pour intégrer des cursus de formation reconnus, a saisi l'opportunité. "Je ne connais pas d'autres personnes qui investissent comme cela en France. Je suis contente d'être l'une des premières à tester cette formation."
Forest Whitaker marqué par la pauvreté
Après le Mexique, l’Afrique du Sud, l’Ouganda, le Soudan, le Gabon et le Cameroun, la fondation investit en France, où son siège est déjà installé. Cette organisation non-gouvernementale, créée en 2012, finance des projets éducatifs pour les jeunes et les habitants vivant dans des zones touchées par les conflits. Pourquoi la Seine-Saint-Denis ? Selon un porte-parole de la fondation, le choix aurait été motivé trois ans plus tôt par une visite de l’acteur dans le quartier du Chêne Pointu à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis). Forest Whitaker aurait été marqué par la pauvreté. C'est à quelques kilomètres de là, à Aubervilliers que la fondation s’implante finalement.
«Pour une ville comme Aubervilliers qui cumule énormément de difficulté et qui a beaucoup de potentiel, on se doit en tant que maire de saisir toutes les opportunités. C'est pour ça qu'on est absolument ravi d'accueillir cette formation. Dans les territoires, il y a beaucoup d’actions qui sont faites. La difficulté, c’est de toucher le public qui est éloigné de tout ça. Je pense que l’aura d’une star internationale et immensément reconnue comme Forest Whitaker va aussi permettre de faire de la publicité pour ces actions».
Karine Franclet, Maire UDI d’Aubervilliers
Le "soft power" à l'assaut des banlieues
A l’instar de la fondation Whitaker, des ONG comme Open Society Fondations du milliardaire Georges Soros ou de grandes entreprises comme la banque JP Morgan misent sur les banlieues françaises. Elles suivent le sillage tracé par l'ambassade des Etats-Unis, il y a plus de 20 ans. Les Wikileaks (révélation des câbles diplomatiques confidentiels américains en 2010) ont permis de retracer l'intérêt étatsunien pour la question de la diversité et des banlieues françaises.
"Nous estimons que si la France, sur une longue période, ne réussit pas à améliorer lesperspectives de ses minorités et à leur offrir une véritable représentation politique, elle pourrait s'affaiblir, être plus divisée, peut-être encline à des crises et repliée sur elle-même – en conséquence, être un allié moins efficace", Ambassadeur
Charles Rivkin, Ambassadeur des Etats-Unis en FranceTélégramme confidentiel du 19 janvier 2010
Ambassadeur en France (2009-2013) sous la présidence de Barack Obama, le charismatique Charles Rivkin multiplie alors les opérations de séduction à l'égard des banlieues. Ancien patron d'une entreprise dans les médias, il use de son carnet d'adresse, fait venir Samuel L Jackson à Bondy, finance des fresques murales, s'invite dans les lycées franciliens. Il développe surtout un impressionnant réseau de détection des "leaders de demain" issus de la diversité. Ces "jeunes pousses" se voient alors inviter aux Etats-Unis pour rencontrer des chefs d'entreprise et des responsables associatifs dans le cadre du Programme "International Visitor Leadership Program". Créé en 1940, il a permis à des centaines de participants dans le monde tel que Nicolas Sarkozy, Lionel Jospin et François Fillon de passer deux à trois semaines au pays de l'Oncle Sam. Sur la liste, on retrouve aussi la journaliste Rokayah Diallo, ou le directeur de cabinet de recrutement Saïd Hammouche.
"Ca m'a permis de mieux comprendre les États-Unis, son histoire, sa manière de se positionner. On est un peu moins dans l'idéologie et beaucoup plus dans le pragmatique. Le fait d'avoir rencontré des entreprises américaines qui pensent la diversité aux US, ça vous donne des idées qui sont beaucoup plus affûtées beaucoup plus spécifiques. C'est comme ça qu'on a réussi à mettre en œuvre le programme "Job for all" qui a permis à plus de 200 jeunes issus des quartiers populaires de rentrer dans des entreprises américaines. Ca a été une source d'inspiration !"
Saïd Hammouche, ancien militant associatif à Bondy, Directeur du cabinet de recrutement Mozaik RH.
L'ambassade américaine s'est dotée de l'un des carnets d'adresse les plus impressionnants sur les banlieues françaises. Lorsque Barack Obama organise un sommet économique sur l'esprit d'entreprise en faveur de l'intégration économique des musulmans aux Etats-Unis en 2010, l'entrepreneur Majid El Jarroudi est invité. La prestigieuse université américaine Tufts décerne des prix en faveur d'un modèle d'intégration inclusif ? Elle choisit l'homme politique et militant associatif balbynien Fouad Ben Ahmed en 2016. Sous les mandats de Donald Trump ou Joe Biden, les actions se poursuivent.
Des intérêts américains cachés ?
En France, les "réseaux américains" ont accompagné l'émergence d'une nouvelle génération de militants associatifs, de responsables politiques et d'entrepreneurs issus des quartiers populaires. Un travail qui n'a pas échappé à certains partis politiques français, comme l'UDI, qui a tenté de récupérer une partie de ces "leaders". Certains observateurs et politologues dénoncent une influence américaine pernicieuse, propre à déstabiliser la société française. Serait-ce en plus un outil de surveillance ? Un moyen de fragiliser le modèle universaliste ?
Interrogée, l'ambassade américaine se limite à des réponses formelles, rappelant au passage qu'il existe une diversité de programmes à destination de toutes les populations. L'un de ses porte-paroles réfute toute aide spécifique aux "minorités ethniques". Quant au budget des "public affair", aucun chiffre ne sera communiqué. Preuve que le sujet des "banlieues" est sensible. En matière de diplomatie, le tact et la discrétion sont de mise.