Qualifié d'historique, le procès des attentats de janvier 2015 a été le premier des grands procès terroristes qu'a connu la France ces dernières années. Retour sur ces trois mois d'audience avec l'ancien juge Régis de Jorna alors président de la cour. Les quatorze accusés ont tous été reconnus coupables malgré l'absence de certains comme Hayat Boumeddiene, la compagne d'un des terroristes. Elle serait toujours vivante.
À l’automne 2020, c’est dans un tribunal aux allures de forteresse que s’ouvre le procès des attentats de Charlie Hebdo, de Montrouge et de l’Hypercacher. Onze hommes ont pris place dans le box des accusés.
Il s’agit des complices d’Amedy Coulibaly, Saïd et Cherif Kouachi, les assaillants tués par la police le 9 janvier 2015. Pour accueillir les 287 parties civiles, les 144 témoins, les 14 experts, les 94 avocats, les 400 journalistes et la foule d’anonymes qui se pressent à l’audience, quatre salles dont un auditorium ont été réquisitionnées. Du jamais vu pour un procès de terrorisme. "C’était un procès hors-norme, un procès que l’on prépare longtemps à l’avance, se remémore l’ancien juge Régis de Jorna. Ça a commencé pratiquement deux ans auparavant, tout en sachant qu’il serait une sorte de laboratoire pour tous les autres procès de même type qui allaient suivre" (NDLR : procès des attentats de novembre 2015, procès de l’attentat de Nice).
Un procès sous tension
Régis de Jorna, 64 ans à l’époque, est alors président de la cour d’assises de Paris depuis dix ans. C’est à lui qu’incombe la tâche d’orchestrer cette audience scrutée par le monde entier. Outre la mise en place d’un comité de pilotage pour veiller au bon déroulement logistique du procès, le magistrat va très vite devoir se plonger dans le dossier : "des milliers et des milliers de pages qu’il a fallu lire, synthétiser, apprendre en quelque sorte…" Sans se laisser submerger par la charge symbolique et émotionnelle d’une telle affaire. "C’est la France tout entière qui avait été atteinte. Le président de la République l’avait d’ailleurs dit : c’était un acte de guerre. Je ne dirais pas qu’il y avait une pression, mais qu’il y avait une attente. Une attente très forte et on devait y répondre par le droit et permettre aussi aux victimes de s’exprimer."
Le 2 septembre 2020, le président de la cour composée uniquement de magistrats professionnels livre avec son premier assesseur la synthèse des 171 tomes de l’instruction. L’énoncé des charges qui pèsent contre les accusés va durer plus de 4 heures.
Puis dès le lendemain commencent les interrogatoires de personnalité de ces hommes âgés de 30 à 67 ans, peu ou pas religieux, connus de la justice pour trafic de stupéfiants, recel d’armes, braquages. Aucun d’entre eux n’a jamais été condamné pour terrorisme. "Les auteurs, par définition, on ne les avait pas. En ce qui concerne les organisateurs ou ceux qui avaient inspiré les auteurs de ces attentats, en particulier Peter Chérif qui était en quelque sorte le mentor des frères Kouachi, un dossier distinct était en cours d’instruction et n’était pas prêt pour être joint au procès des attentats, ce qui était assez frustrant. Il y avait aussi ceux qui étaient en fuite, notamment Hayat Boumeddiene (NDLR : la compagne d’Amedy Coulibaly) qui était au cœur même de ces attentats. Et puis, il y avait des personnes qui par leurs actes avaient participé à la commission des attentats. L’une, en se procurant une arme. Les autres, en transportant les auteurs. Chacune étant un maillon de ce qui avait permis ces attentats. Il n’y avait pas de seconds couteaux."
Les semaines suivantes sont consacrées à l’audition des survivants. Des témoignages qui bouleversent l’auditoire, de quoi en oublier presque la présence des accusés. Preuve que le danger est toujours bien vivace, le groupe terroriste Aqpa (Al Qaida dans la péninsule arabique) publie un communiqué dans lequel il vise le président, la presse dans son ensemble et plus particulièrement le magazine Charlie Hebdo qui a republié les caricatures. Malgré la sécurité omniprésente, le climat devient de plus en plus pesant au tribunal avec une angoisse sourde, celle que le crime se répète. Une crainte qui va prendre corps le 25 septembre rue Nicolas Appert. Ce jour-là, deux journalistes de la société de production Premières lignes sont grièvement blessés au couteau. L’auteur de l’attaque, un jeune pakistanais, indique aux policiers qu’il voulait frapper la rédaction de l’hebdomadaire satirique, sans savoir qu’elle avait déménagé.
"On est un peu comme un skipper sur un voilier. On est seul à bord et on a des tempêtes à l’extérieur"
Le 16 octobre, le cocon se fissure une seconde fois. "Je me souviendrai toujours de ce vendredi soir où à la fin des débats, on apprend l’assassinat de Samuel Paty, se souvient Régis de Jorna. Tout le week-end, je me suis posé la question, comment reprendre lundi ? Est-ce qu’on reprend comme si de rien n’était ? Est-ce qu’on dit quelque chose ? Samuel Paty, c’était justement en lien avec Charlie Hebdo, les caricatures et la republication de ces caricatures. Donc oui, ça met beaucoup de pression. Il faut se concentrer sur ce qu’on a à juger et ne pas être influencé par tout ce qui peut être extérieur. C’est très compliqué, on est un peu comme un skipper sur un voilier. On est seul à bord et on a des tempêtes à l’extérieur. Il faut garder le cap car le but c’est d’arriver au bout de ce procès."
Pas simple lorsque les difficultés n'en finissent plus de s’accumuler. En novembre, plusieurs accusés sont testés positifs au Covid malgré le port du masque obligatoire. L’audience, suspendue à des expertises médicales, est interrompue pendant des semaines. Un véritable casse-tête pour les organisateurs qui songent à un éventuel report.
Finalement, à l’issue de 54 jours d’audience chaotiques, 48 heures de délibéré, le verdict est prononcé le 16 décembre 2020 : tous les accusés sont reconnus coupables, condamnés à des peines s'échelonnant de 4 à 30 ans de réclusion criminelle. Malgré les non-dits et les nombreuses zones d’ombre que le procès n'a pas permis d'éclairer, les magistrats ont distingué les petits et les grands actes qui ont permis les attentats.
"Sur un procès, on ne saura jamais tout. Par exemple, sur l’origine des armes qui ont servi aux frères Kouachi, reconnaît Régis de Jorna. Mais ça a été un procès qui, à mon sens, a répondu aux attentes. Pas à toutes les attentes mais qui a permis de dire qui a fait quoi. Et d’entendre la souffrance des victimes, d’entendre leur désarroi. De mesurer ce que peut-être sur le moment, on n’avait peut-être pas totalement mesuré."
La djihadiste Hayat Boumeddiene, toujours recherchée
Parmi les mystères qui subsistent, celui du sort de trois des accusés. Grands absents de ce procès historique, ils ont été condamnés par défaut à des peines allant de 30 ans de prison à la réclusion criminelle à perpétuité. Les frères Belhoucine qui ont fui en Syrie avant les attaques sont certes considérés comme morts mais la compagne d’Amedy Coulibaly, Hayat Boumeddiene, serait toujours en vie.
Elle continue de faire l’objet d’une enquête judiciaire et reste recherchée dans ce cadre ainsi que dans le cadre du mandat d’arrêt délivré lors de sa condamnation pour les attentats de janvier 2015. Le journaliste Matthieu Suc, auteur du livre Femmes de djihadistes, a travaillé sur le parcours de celle qui fut surnommée "la princesse de l’État islamique". "Elle est importante pour la justice car elle a apporté son aide à Amedy Coulibaly à travers des escroqueries, des achats et reventes de voitures pour constituer un pécule qui a servi à acheter des armes."
Mais avait-elle connaissance des actes que son conjoint s’apprêtait à commettre ? Tout le laisse à penser selon les informations délivrées par la veuve d’un des commanditaires des attentats, Sonia M., incarcérée depuis 2020 en France. Une femme qui a côtoyé Hayat Boumeddiene pendant plusieurs années en Syrie. "D’après elle, Hayat Boumeddienne s'est vantée que son mari et les frères Kouachi ont coordonné leurs actions dans le but de réconcilier les deux organisations terroristes ennemies qu’étaient Al Qaïda et l’Etat islamique. Or, Hayat Boumeddiene est partie en Syrie avant qu’Amedy Coulibaly ne commette les attentats. Et elle n’était vraisemblablement pas en relation avec lui dans les jours qui ont précédé ces actes. Cela signe donc sa culpabilité, sa pleine connaissance des attentats avant qu’ils ne soient commis."
Une femme qui n’aurait jamais renié ses convictions djihadistes selon de nombreux témoignages recueillis par les services de la DGSI. Outre l’interview donnée au magazine de propagande de l’État islamique dans laquelle elle se félicitait de l’action de son mari, "Hayat a témoigné d’une joie certaine et d’un plaisir évident à être au sein de l’Etat islamique. On le sait par des écoutes qui ont été pratiquées par la DGSI sur ses proches qu’elle a fini par contacter à partir de 2016. Elle raconte qu’elle a des conditions privilégiées car ce qu’elle incarne est devenu plus grand qu’elle et que l’État islamique a compris tout le bénéfice qu’il pouvait tirer de sa présence", raconte Matthieu Suc.
Des conditions qui se dégradent lorsque les forces de la coalition reprennent peu à peu du terrain, jusqu’à quasi anéantir le califat. "On sait par des témoignages de revenantes qu’elle a eu des problèmes physiques, qu’elle a été très fortement diminuée. Mais elle n’a jamais renié son affiliation à l’Etat islamique, elle est restée jusqu’au bout. Quand ça sourit, elle est au sein d’un état islamique et elle est heureuse. Quand ça ne sourit plus, que ce sont des conditions apocalyptiques, elle reste avec l’Etat islamique."
Début 2019, à la chute de Baghouz, dernier grand bastion du groupe terroriste dans le sud-est syrien, Hayat Boumeddiene est faite prisonnière. Pour échapper une fois encore aux autorités, la jeune femme se fait alors passer pour une Syrienne. "Elle est intelligente et a remarqué que les Américains récupéraient les étrangères, prenaient leurs ADN et leurs empreintes pour les identifier mais qu'ils ne s’occupaient pas des Syriennes."
Retenue dans le camp d’Al Hol, tenu par les Kurdes du côté syrien, Hayat Boumeddiene retrouve alors ses anciennes connaissances. Parmi elles, la veuve de Salim Benghalem, un des bourreaux de l’Etat islamique, parti avec Said Kouachi au Yémen au moment où Al Qaïda va lui donner l’ordre de préparer la tuerie de Charlie Hebdo. Elle y renoue aussi avec cette fameuse Sonia M., détentrice des dernières informations concernant la djihadiste.
Selon Sonia M., Hayat Boumeddiene serait parvenue à s’enfuir du camp en bénéficiant de réseaux survivants de l’État islamique. "Il a été beaucoup dit qu’elle voulait rejoindre et qu’elle avait rejoint Idlib (NDLR : ville du nord-ouest de la Syrie). S’est-elle noyée dans la population ou a-t-elle continué sa route avec les derniers guérilleros de l’État islamique ? On ne le sait pas", poursuit Matthieu Suc.
Le travail en cours de mémoire sur le procès
Après le procès en appel des attentats de janvier, puis la condamnation cet automne à la réclusion criminelle à perpétuité de Peter Chérif, considéré comme l’un des architectes de l’attentat contre Charlie Hebdo, Hayat Boumeddiene est la seule protagoniste qui pourrait encore comparaître pour les attentats de janvier 2015. Et mettre un terme judiciaire à ces actes qui ont fait 17 morts et traumatisé tout un pays.
"La question qui se pose maintenant, c’est l’histoire mémorielle de ces procès. Comment ces audiences vont construire quelque chose que l’on appelle la mémoire collective autour de cet épisode terroriste qui a touché la France, interroge Antoine Mégie, enseignant chercheur à l'université de Rouen. La mémoire du procès des attentats de janvier 2015 est déjà un objet d’utilisation pour beaucoup d’associations de victimes ou pour d’autres acteurs qui ont essayé de participer aux politiques de prévention contre ce qu’on va appeler la radicalisation. Tout l’enjeu va être de faire durer cette mémoire à travers les films aux archives nationales mais aussi à travers les témoignages des acteurs et également des travaux des sciences sociales qui viennent expliciter le fonctionnement même de cette justice qui s’est mise en place progressivement pour répondre aux violences post 2015."
Trois jours de terreur, cinquante-quatre jours d'audience pour y répondre, qui n'ont pas fini d'être décortiqués, analysés. Intégralement filmé et enregistré en vertu de la loi Badinter de 1985, une particularité réservée aux audiences exceptionnelles, le procès des attentats de janvier 2015 sera notamment visible dans 45 ans. "Symboliquement, c’était très important de donner une réponse par le droit à ces actes terroristes, selon l'ancien juge Régis de Jorna. Si on regarde les États-Unis, eux ont répondu par des lois sécuritaires et pas par des procès. Nous, on a répondu par le droit, le droit permettant de punir ces actes une fois qu’ils étaient qualifiés et définis."