Alors que certains secteurs en tension manquent de main d'œuvre qualifiée, les diplômés étrangers font face à de nombreux obstacles pour accéder à un poste correspondant à leur niveau de qualification. Pour quantifier ce "brain waste" (NDLR : gâchis de cerveaux) France 3 Paris Île-de-France s'est associé au média d'investigation Lighthouse Reports.
Anass El Doukhan, a obtenu son diplôme d'ingénieur en informatique en Syrie en 2014. Cinq ans après, alors que son pays est en pleine guerre, il rejoint la France. "Pour quelqu’un dans l’informatique, il est quasiment impossible de travailler dans une zone en guerre à cause du manque d’électricité et d’accès à Internet. Quand je suis parti, je cherchais un futur, un endroit où continuer ma vie, où continuer ma carrière. J’étais malheureux, bien sûr, de ne pas pouvoir avoir ces ambitions dans mon pays. La raison principale de mon départ, c’était d’être en sécurité", se désole ce réfugié.
En France, 57 % des migrants qui ne maîtrisent pas la langue exercent un travail pour lequel ils sont surqualifiés
En arrivant à Paris, Anass repasse un master d'ingénieur à l'École des Mines. Malgré ce nouveau Bac +5 en poche, et une spécialisation en intelligence artificielle, il peine à trouver du travail en Île-de-France, et accepte finalement de télétravailler pour une entreprise basée en Arabie Saoudite. "Quand je suis arrivé en France, les deux trois premières années, j’ai étudié le français. Je parlais super bien (…) aujourd’hui, mon travail est seulement en anglais et en arabe. Je ne le pratique plus, donc je perds mon français", regrette-t-il.
Comme Anass, en France, 57 % des migrants qui ne maîtrisent pas la langue exercent un travail pour lequel ils sont surqualifiés. Pour ne plus subir ce déclassement, le Syrien a choisi de se tourner vers l'entrepreneuriat. Avec l'aide de l'association Singa, il veut créer une école pour que les journalistes exilés puissent passer un certificat et travailler dans l'hexagone. "Ce que nous essayons de faire, c'est d'accélérer l’inclusion des réfugiés par l’entrepreneuriat, en leur permettant de créer un projet. Chaque année, en France, 15 % des créateurs d’entreprise sont des étrangers", explique Benoît Hamon, fondateur de l'association Singa.
Le gaspillage de cerveaux coûte 7,3 milliards d'euros de manque à gagner par an à la France
Après 14 ans sur le sol français, Hamze Ghalebi, a, lui, fini par trouver un poste équivalent à son niveau de diplôme. En France, les réfugiés mettent 10 ans en moyenne pour retrouver leur statut social d’origine.
Cet Iranien a obtenu son visa de réfugié politique en 2010, après avoir été emprisonné dans son pays. Arrivé à Paris, il se fait d'abord embaucher comme caissier dans une station essence du 15e arrondissement de Paris. Une situation plutôt mal vécue par cet ancien conseiller politique en Iran : "C'était ma seule façon de survivre physiquement, je ne pouvais pas faire autre chose, mais quelque part, je me sentais exclu de la société, c'était un cauchemar".
Un cauchemar qui prend fin en 2024 : Hamze est aujourd'hui embauché comme directeur technique pour une banque en ligne qui permet aux immigrés d’ouvrir un compte plus facilement à leur arrivée. "J'ai pris 15 ans à reconstruire des choses", souffle ce diplômé iranien.
Une perte de temps qui a un coût, pour lui, mais aussi pour l'État français : car si les migrants étaient embauchés, à diplôme équivalent, au même niveau et au même salaire qu'un salarié français, ils contribueraient à l'économie du pays à hauteur de 7,3 milliards d'euros par an.
Au service cardiologie de l'hôpital d'Orsay, 6 médecins sur 12 sont diplômés hors Union-Européenne
Un gâchis de cerveaux qui touche aussi la santé, autre secteur en tension, où les diplômés étrangers ont même un nom : les "Padhue" (praticiens à diplôme hors Union européenne). Pour pouvoir exercer dans les hôpitaux français, ces médecins exercent comme "praticien associé" ou "faisant fonction d’interne". Des statuts qui leur donnent les mêmes responsabilités que les médecins français, mais pas les mêmes salaires ni les mêmes droits.
Arrivée en France en 2021, Arteniza Beqiraj, officie comme cardiologue à l’hôpital d’Orsay (Essonne). Diplômée de médecine en Albanie, elle exerce comme "faisant fonction d’interne" pour un salaire de 1800 euros net mensuel, sans les primes de garde, soit presque quatre fois moins qu’un cardiologue français. "On ne peut pas avancer, on ne peut pas se projeter dans notre carrière (…) on ne peut pas faire les mêmes formations que nos collègues alors que l'hôpital a besoin de nous ", explique ce médecin.
Sur les 12 médecins de son service, on compte 6 "Padhue", soit la moitié des ETP (équivalents temps plein). "Sans eux, je fermerais des activités. Par exemple, Arteniza était postée cet après-midi à l'échographie cardiaque. Si elle n'était pas là, cette activité ne pourrait pas tourner", indique Maruan Barri, chef de la cardiologie.
13,5 % de réussite aux épreuves de vérification des connaissances en 2023
Pour être reconnus, au même titre que leurs homologues français, les médecins étrangers doivent passer des épreuves de vérification des connaissances (EVC). Des examens beaucoup trop sélectifs selon Abdelhalim Bensaidi, diplômé de médecine en Algérie et "padhue" en diabétologie à l’hôpital Max Forestier de Nanterre.
"On n'a pas le temps de préparer ces examens. Pour ça, il faudrait qu'on lâche nos postes. Nos collègues qui viennent de l'étranger, eux, ont le temps, car ils n'exercent pas", détaille ce vice-président de l’Ipadecc (intégration des praticiens à diplôme étranger engagés contre la crise). En 2023, on comptait seulement 13,5 % de réussite aux EVC.
L'Allemagne attire deux fois plus de médecins étrangers que la France
Face à la précarité et aux difficultés rencontrées en France, certains "Padhue" abandonnent : 4,27 % des immigrés diplômés dans le secteur de la santé sont actuellement sans emploi, soit une fois et demie plus nombreux que les diplômés français dans le même domaine.
D'autres, font le choix de s’installer dans d’autres pays européens, plus accueillants pour les médecins étrangers. Après un an sous ce statut en France, Mohamed Lahyeni a, lui, choisi, l’Allemagne pour exercer sa profession : "Ici, je suis considéré comme un médecin allemand. J'ai les mêmes droits, la même paie, et les mêmes chances d'exercer ma spécialité. Il n'y a aucune différence entre un médecin français et un médecin allemand ".
Installé à Lauingen, en Bavière, il exerce comme interne à la clinique Sainte-Élisabeth de Dilligen. Dans ce Land, ses diplômes de médecine, obtenus en Tunisie, sont reconnus. Il a donc pu entamer un parcours de 5 ans, au même titre qu’un diplômé de médecine en Allemagne.
Moins d’embûches pour Mohammed, mais aussi un meilleur salaire. En Allemagne, ce médecin est rémunéré 4 300 euros nets mensuels, sans compter les primes de garde. Des conditions et des salaires qui visent à attirer les médecins étrangers pour combler un déficit de praticiens allemands. Selon l'ordre des médecins, en 2022, ils étaient près de 52 000 diplômés hors Union européenne à exercer outre-Rhin, soit deux fois plus qu’en France.
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