Noire est un spectacle incandescent au théâtre Rond-Point à Paris, porté par la voix de son auteure Tania de Montaigne. Une invitation à se mettre dans la peau de Claudette Colvin, une jeune fille que l’Histoire a oublié. Avant Rosa Parks, cette jeune fille avait déjà refusé de céder sa place.
Tout commence le 2 mars 1955. Comme tous les jours, Claudette Colvin, jeune adolescente de 15 ans, prend le bus à Montgomery, en Alabama, un des Etats de la Cotton Belt, la région productrice de coton. Dans cette ville, la loi est ainsi faite : quand toutes les places réservées à l’avant pour les blancs sont prises, les hommes et femmes noires du rang qui suit doivent se lever pour laisser leur place. Dans ces années-là, les lois dites de Jim Crow définissent la ségrégation raciale pour tous les actes de la vie courante. C'est cette histoire méconnue, que Tania de Montaigne a choisi de porter sur la scène du théâtre du Rond-Point à Paris.
Tout était en place pour que l'Histoire retienne le nom de Claudette Colvin ? Pourquoi est celui de Rosa Parks qui s'est imposé ?
Egaux mais séparés
"Le vernis de la légalité au service du racisme. Hôpitaux, transports, écoles, restaurants, théâtres, cimetières, bibliothèques, parcs, ascenseurs, toilettes, cabines téléphoniques… Tout, absolument tout, doit être prévu pour que blancs et non blancs ne soient jamais amenés à partager les mêmes endroits. Séparés, du berceau jusqu’à la tombe".
Ce jour-là, en décidant simplement "qu’elle ne bougerait pas", Claudette Colvin allume une mèche qui conduira l’année suivante à une première étape vers l’abolition de ces lois racistes. Elle ouvre ainsi la voie à la fin de la ségrégation dans les transports de tous les Etats du sud des Etats-Unis.
Selon le Montgomery Advertiser, Colette Colvin dit qu'elle ne regrette pas sa décision de ne pas s'être levée. "Je suis fière de ce que j'ai fait. Je pense que ce que j'ai fait a été une étincelle et que cela a pris".
Mais Colette Colvin n’est pas Rosa Parks, car elle est celle que l’Histoire a oubliée. Sur la scène du Théâtre du Rond-Point à Paris, Tania de Montaigne lui redonne la parole dans une mise en scène de Stéphane Foenkinos, le réalisateur du film La Délicatesse.
✊??? Connaissez-vous Claudette Colvin ?
— 28 minutes (@28minutes) June 9, 2019
L’écrivaine @demontaignetan nous raconte le combat contre la #ségrégation d’une oubliée de l’#histoire, dans l’ombre de Rosa Parks.
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A l’aide de photos d’archives, de films américains des années 1950 et des grandes voix de la chanson comme Billie Holiday, Nina Simone et Mahalia Jackson, les spectateurs sont encouragés à entrer dans la peau de l’héroïne. Pas à pas, comme dans un exercice de méditation, la voix de l’auteure nous invite à vivre le quotidien d’une femme noire dans les années 50.
"Prenez une profonde inspiration, soufflez, et suivez ma voix, rien que ma voix. Quittez cette salle, quittez la ville, passez les ruisseaux, les fleuves, l’océan, sentez la brise. (…) Désormais, vous êtes noir".
Elle aurait pu être Rosa Parks
Quand Claudette Colvin refuse de céder sa place, elle a 15 ans, elle rentre chez elle après une journée de cours. Il est difficile de savoir d’où lui vient son refus d’obtempérer, à trois reprises, d’abord au regard insistant de la passagère qui lui réclame sa place, puis aux injonctions du chauffeur de bus, et enfin aux policiers venus constater son délit. Quand elle est arrêtée par la police, puis traduite en justice, à aucun moment elle ne parle d’un acte militant. Ce qu'elle sait, comme l'affirme Tania de Montaigne, c'est qu'à cette époque
Vous êtes noire, donc moins que rien.
Dans la même ville de Montgomery, vivent également Rosa Parks, une couturière âgée de 40 ans, et Jo Ann Gibson Robinson, une enseignante. Toutes deux sont devenues militantes pour les droits civiques. A cette époque-là, le pasteur Martin Luther King n’est pas encore le leader que l’on connaît et les hommes du NAACP (l’Association Nationale pour la Promotion des Personnes de Couleur) ne sont pas prêts à combattre frontalement la ségrégation institutionnalisée. Ils justifient leur refus du fait de son âge et de son sexe : "Elle est une enfant, qui plus est de sexe féminin, donc deux fois irresponsable".
Il faudra attendre neuf mois de plus pour que Rosa Parks refuse à son tour de céder sa place dans un bus. Suivront 381 jours de boycott des transports publics. Son nom est entré dans l’Histoire des Etats-Unis. Il a même traversé l’Atlantique : rien qu’en Ile de France, une gare RER, un collège, un lycée, un gymnase, une piscine, quatre écoles et cinq rues portent son nom.
Claudette Colvin a aujourd’hui 79 ans, elle vit à New York, dans le quartier du Bronx, et une seule rue porte son nom, dans sa ville natale de Montgomery, dans un quartier "qui n’est pas situé au centre ville : c’est une rue où la misère le dispute à l’ennui".
Dans la peau de Claudette Colvin
Le point de départ de ce spectacle, c’est d’abord un livre, écrit par Tania de Montaigne. Une biographie de Claudette Colvin pour la collection "Nos héroïnes" des éditions Grasset.
"Le principe : des biographies écrites par des femmes, historiennes, romancières, dramaturges, sur d’autres femmes qui ont fait l’Histoire mais que l’Histoire aurait oubliées pour une raison ou une autre".
Démarre alors pour l’auteure de L’Assignation, les Noirs n’existent pas, un long travail d’enquête : "Je me souvenais d’avoir lu dans le cadre d’une recherche que je faisais sur Rosa Parks, deux lignes sur une adolescente noire vivant en Alabama à la même période, dont on disait qu’elle aurait pu être une figure du mouvements des droits civiques, si elle n’avait pas eu une vie si débridée". Mises à part de rares interviews par le passé, Claudette Colvin ne souhaite plus s’exprimer sur ce jour qui a bouleversé le cours de sa vie.
Se battre pour retrouver sa place dans l'Histoire : le récit de Claudette Colvin
Tania de Montaigne a donc fait le choix "de ne lui faire dire que ce qu’elle a réellement dit", car "c’est quelqu’un qui aura passé sa vie à être abandonnée, oubliée mise de coté, lâchée".
Noire, le livre, a obtenu le prix Simone Veil en 2015.
Stéphane Foenkinos a conçu l’adaptation théâtrale de ce texte pour que Tania de Montaigne soit celle qui raconte l’histoire :
"Le spectacle, tel qu’il a été pensé fait de moi une passeuse, je deviens l’instrument qui permet de faire connaître l’histoire d’une femme ordinaire et extraordinaire, sa volonté de fer, sa fragilité, sa candeur au milieu d’une époque et d’un système absurde. Il y a de l’Antigone chez Claudette Colvin, et j’espère que c’est ce qui reste une fois le spectacle fini. Elle pourrait être nous, nous pourrions être elle".
Ne manquez surtout pas ce spectacle saisissant, qui nous invite aussi à réfléchir sur l’héroïsme au quotidien, sur le choix des figures de proue dans un mouvement de révolte, et sur les modalités à mettre en œuvre dans les révoltes. A l’affiche du Rond Point jusqu’au 30 juin prochain.
Bande annonce du spectacle Noire au Théâtre du Rond-Point
L’histoire de Claudette Colvin a également fait l’objet d’une adaptation en bande dessinée chez Dargaud par Emilie Plateau. La librairie du Rond Point en expose actuellement les planches originales.
Pour feuilleter l'album Noire d'Emilie Plateau d'après Tania de Montaigne © Dargaud
La dessinatrice Emilie Plateau colore son récit avec des tonalités ocres et du noir& blanc. Ses choix sont bien sûr en accord avec le thème du genre et de la couleur de peau : à cette époque-là mieux vaut être un homme blanc qu'une femme noire, mais est-ce que cela a vraiment changé.
Mention spéciale aux notices biographiques et historiques en fin d'album, autant de repères essentiels pour mieux comprendre l'arrière fond politique et le climat qui régnaient à cette période.
Noire au Théâtre du Rond-Point
2 bis avenue Francklin D. Roosevelt Paris 8ème
01 44 95 98 00
du mardi au dimanche à 18h30 jusqu'au 30 juin 2019