Comment lutter contre les rixes ? Ces affontements ultra-violents entre adolescents sont un fléau en Île-de-France. A Garges-lès-Gonesse, un ancien rappeur met son expérience au profit des jeunes. Il a créé "Descente de mots" pour se battre avec des mots plutôt qu'avec des poings.
Difficile d'imaginer qu'il a tiré sur des jeunes à bout portant. Quand on le croise Adama Camara, 32 ans, a l'œil rieur, la voix forte, une blague toujours prête à sortir. Pourtant en 2014, pendant 6 mois, il a roulé avec une arme dans sa boîte à gants. Un acte prémédité, le fruit de sa rage car il souhaitait venger la mort de son frère, décédé trois ans plus tôt. Sada, 18 ans, s'était fait poignarder par deux copains, devant la gare de Garges-Sarcelles (Val-d'Oise). "Pour une embrouille entre amis", se désole Adama. "Nos familles se connaissaient. Mais depuis tout s'est cassé." Les meurtriers sont partis en prison.
Quatre ans plus tard, Adama Camara aussi s'est retrouvé derrière les barreaux, car cette arme qu'il gardait dans sa voiture, il a fini par la sortir. Le 20 août 2014, il a tiré sur les proches des assassins de son frère pour se venger. Aucun mort mais trois personnes grièvement blessées. Il est condamné à huit ans de prison pour tentative de meurtre.
"J'ai pas pensé à ma fille qui avait à peine huit mois, j'ai pas pensé à tout ça. J'ai pensé qu'à la vengeance. En fait cette douleur était tellement intense... Et je me suis dit ce truc là ça va être une délivrance et au final non!", concède-t-il avec du recul.
La vengeance et l'honneur, c'est ce qui attise généralement le cercle vicieux des rixes. Pour certains, elles font même partie du quotidien. Le point de départ est souvent inconnu, ou totalement dérisoire. Un regard, un désacord sur une équipe de foot, parfois une fille. En général, les adolescents se battent entre quartiers. Et à Garges-lès-Gonesse, ils sont très cloisonnés. Chaque secteur à son école, son collège, son centre de loisirs, son supermarché.
On a pas besoin de sortir du quartier! On ne se mélange jamais. Alors quand on se croise, ça pète
Adama Camara reconnaît avoir mis du temps pour mûrir, comme beaucoup de jeunes impliqués dans les cercle vicieux des vengeances. Adolescent, il s'est beaucoup battu avec des jeunes de la Muette, l'un des quartiers les plus impliqués dans les rixes.
C'est comme au foot. Y'a le match aller, puis le match retour. Mais ça ne s'arrête pas. Tant qu'on se croise, on continue, sans savoir vraiment pourquoi. Si les copains y vont, il faut suivre. C'est une question d'honneur.
Le point de départ du changement
Alors qu'il est en détention préventive, Adama Camara n'a pas le droit de sortir voir son père mourant. "Je me suis dit, voilà, tu t'es vengé. Mais c'est toi le perdant. Tu ne peux même pas dire au revoir à ton père". En prison, le détenu réfléchit à un projet : se servir de l'attrait général pour le rap, pour faire passer des messages d'apaisement."J'ai réalisé que j'avais tout perdu et qu'il fallait que j'alerte d'autres jeunes, pour qu'ils ne fassent pas les même erreurs que moi."
Puis arrive le drame du 26 septembre 2018 sur un parking du quartier de la Dame Blanche à Garges-lès-Gonesse. Othman, 15 ans, se fait lyncher par des adolescents, en représailles à une rixe ultra-violente quelques instants plus tôt. Le jeune s'en sort avec 67 points de suture. Un riverain filme le lynchage et diffuse la vidéo sur les réseaux sociaux. C'est le choc pour tout le monde. Y compris pour Adama qui lance aussitôt son projet : "descente de mots". "On est habitué à faire des descentes dans les quartiers. Le but c'est de faire maintenant des descentes de mots. On écrit au lieu de se battre", affirme le jeune homme.
Des ateliers de rap
Avec des amis, celui qui sort tout juste de détention préventive et attend de comparaître pour tentative de meurtre, fait le tour des quartiers de la ville à la recherche des "leaders". Parfois, ils ne rappent pas, mais la plupart d'entre eux aiment le "son". Il organise des ateliers d'écriture."Au début, l'ambiance était froide. Ils ne se connaissaient pas, ou pas pour des bonnes raisons". Le thème de leur premier morceau : "On se trompe d'adversaire". Les jeunes ont tellement de plaisir à écrire puis à s'enregistrer qu'ils veulent faire un clip. "J'ai dit : un clip? Avec tous les quartiers? Ok, mais sans extincteur et sans arme. Je me porte garant les gars!" raconte Adama dans un grand éclat de rire. Mais tout s'est bien passé.
Depuis, beaucoup de jeunes reconnaissent que "descente de mots" a eu un impact. "On a appris à se connaître, à se mélanger, ça a évité beaucoup de rixes", reconnaît Kader, 18 ans. D'autres sont plus modérés. "Des mots, ça reste des mots. Et je ne pense pas que la musique puisse nous empêcher de nous battre si on en a vraiment envie".
Plusieurs initiatives pour faire dialoguer
En parallèle, d'autres acteurs de la ville, comme l'association Espoir et Création, œuvrent dans le même sens : créer des ponts entre les quartiers pour inciter les jeunes à se mélanger. Hind Ayani, fondatrice de l'association, les a encouragés à se lancer des défis positifs juste après le lynchage du jeune Othman. En quelques mois, le clean challenge, parti de Garges a gagné la France entière. Même si beaucoup considèrent qu'il s'agit d'une simple action écolo, cette militante du quartier de la Muette y voit surtout un moyen de mélanger les jeunes de différents quartiers et ainsi de limiter les rixes.Depuis fin 2018, beaucoup d'acteurs de la ville reconnaissent que l'ambiance s'est apaisée. Sauf le 17 octobre dernier, où un jeune de 21 ans a été tué d'une balle en pleine tête par un de ses amis ivres à la sortie d'un bar à chicha. Il ne s'agit pas d'une rixe interquartiers, mais ce drame pose évidemment la question de la violence et du port d'armes.
Le maire de Garges-lès-Gonesse, Benoît Jimenez, reconnaît que la ville dans laquelle il a grandi a toujours connu ces affrontements, de manière cyclique.
La rénovation urbaine a ouvert certains quartiers mais c'est vrai que les gens ont tendance à vivre de manière cloisonnée. Quand j'étais petit, on se retrouvait tous ensemble au foot, on se mélangeait. Mais beaucoup de jeunes ne pratiquent aucun sport.
"Tous ceux qui veulent inciter les jeunes à interagir dès le plus jeune âge auront mon soutien", assure l'élu de 31 ans. La mairie va donc financer une résidence artistique au projet "descente de mots". La ville prendra en charge une partie des répétitions et de l'action de "Sada". Solidarité, Agissons Dès Aujourd'hui", c'est l'acronyme du prénom du petit frère d'Adama Camara, qui vient de monter son association pour porter différents projets dans la ville, de "descente de mots" à des distribution de colis alimentaires.