Le 24 janvier 1943, 20 000 marseillais sont évacués de force et un quartier est entièrement rasé. "La rafle oubliée" retrace cette page sombre, un drame effacé de la mémoire collective. Ce documentaire, basé sur des témoignages de survivants et des archives rares, mène l'enquête sur cette histoire méconnue.
"C’était un matin, mes parents m’ont réveillé, ils étaient très agités, très anxieux, ils disaient : prenons le minimum de choses, il faut partir, il faut partir… Ce dont je me souviens, c’est cette peur-là et puis d’être descendu rapidement, avec des voisins, guidés par la police française. Parce que ceux qui avaient tapé aux portes pour faire partir les gens, c’était la police française."
Ce 24 janvier 1943, Antoine Mignemi a cinq ans. Il ignore qu’il vit les premières heures d’une tragédie, décidée par Hitler, orchestrée par les plus hautes autorités nazies et vichystes : l’éradication de tout un quartier, Saint-Jean, berceau historique de Marseille. Et après-guerre, l’oubli total...
Un déficit mémoriel
C’est cette page sombre de l’histoire de la cité phocéenne que retrace Fabio Lucchini. Si les grandes rafles marseillaises ont débuté le 22 janvier, le réalisateur a centré son travail sur les événements du 24 janvier car "l'évacuation et la destruction du quartier Saint-Jean sont méconnues et peu documentées".
"La rafle oubliée" puise dans les mémoires d'Antoine Mignemi, de Rose-Marie Commentale, de Suzanne Fritz et de Jean-Baptiste Giribaldi qui font partie des derniers témoins directs. Leurs récits sont bouleversants, glaçants.
On a été jetés dans des wagons à bestiaux, entassés à l’intérieur, sans savoir où on allait…
Antoine Mignemi
Nourri de ces interviews, étayé de photos de familles, d’archives rares et d’animations, le film reconstitue le contexte historique et l’engrenage de la rafle. Il permet aussi de comprendre comment ces faits, malgré leur violence, ont pu sombrer dans l’oubli pendant près de 80 ans.
La machine nazie se met en marche
Le 11 novembre 1942, les armées du IIIe Reich franchissent la ligne de démarcation et prennent Marseille. Dans les mois qui suivent, plusieurs attentats y ciblent l’occupant. En réponse, Hitler en personne demande la déportation de 100 000 Français. La machine nazie se met alors en marche, avec la collaboration des autorités vichystes.
Le 18 janvier 1943, Heinrich Himmler, chef des SS, écrit à Karl Oberg, chef des SS en France : "Marseille est la porcherie de l’Europe, il faut dynamiter les quartiers du port pour que les habitants périssent sous la simple pression de l’explosion".
Les grandes rafles de Marseille débutent le 22 janvier. Elles visent d'abord la population juive, les résistants et les indésirables. Le 24 janvier, c’est Saint-Jean, situé sur la rive nord du Vieux-Port, qui est pris pour cible.
Le plus vieux quartier de la ville - et du pays - est un quartier populaire, pauvre, habité d'émigrés, italiens et grecs notamment. Cette population, détestée par les élites phocéennes, est depuis longtemps la cible d’un mépris bien ancré.
Nous avons été transportées au camp de Fréjus, nous étions sous des tentes. Et quand il pleuvait, l’eau passait. Ma grand-mère m’a raconté qu’elle m’avait fait dormir dans notre valise pour que je ne dorme pas dans l’eau…
Suzanne Fritz
Les 20 000 habitants de Saint-Jean sont évacués sans ménagement par la police française, la gendarmerie et l’armée allemande. 12 000 sont emmenés dans un camp de rétention improvisé à Fréjus et 800 déportés en Allemagne, dont 200 juifs qui seront envoyés vers le camp de la mort de Sobibor. Plus de 600 victimes ne reviendront jamais.
Le 1er février 1943, les soldats allemands mettent la dernière main à l’opération : la destruction méthodique du quartier. 1500 bâtiments sont dynamités les uns après les autres, en 15 jours. Le cœur de Marseille est rayé de la carte et effacé de la mémoire de ses habitants.
Après la guerre, les media n’avaient aucun intérêt à parler de cette histoire et les autorités qu’on a remises en selle avaient tout intérêt à ce qu’on oublie. Fallait pas qu’on en parle.
Jean-Baptiste Giribaldi
Une histoire intime
Les rescapés, après avoir tout perdu, devront se reconstruire une vie ailleurs, souvent dans le dénuement. Et le silence s’installe.
"Il y avait une espèce de pudeur à parler de cet épisode dramatique dans la famille" se souvient Fernand Riberi. Son grand-père Francesco Commentale, napolitain émigré à Marseille, est mort en déportation après la rafle. "Peut-être que c’était ressenti comme une honte d’avoir été ciblé, sélectionné, discriminé, parce que de condition modeste, d’origine étrangère, alors qu’il n'y avait aucune honte à avoir".
Pour Pascal Luongo, avocat et petit-fils d’un rescapé, "la rafle et la destruction du quartier ont provoqué l’éparpillement des gens, partout dans Marseille, voire au-delà. Et donc leur histoire est restée intime, intra-familiale. I l n’y a pas eu de rassemblement au sein d’une institution, d’une association, qui était en mesure de porter leur parole. Ni les historiens, ni les journalistes, ni les juristes ne se sont emparés de cette histoire."
Un crime contre l'humanité
L’avocat marseillais va jouer un rôle clé dans la reconnaissance de cette tragédie oubliée. Avec plusieurs victimes, au terme d'une longue enquête, il porte l’affaire en justice : en 2019, la rafle et la destruction du quartier Saint-Jean sont reconnues en tant que crime contre l’humanité par la justice française. C’est l’un des derniers crimes de ce rang perpétré par le IIIe Reich qui soit officialisé.
Comme l'explique le film, ce travail mémoriel permettra aussi à l'avocat et à des témoins, réunis au sein du Collectif Saint-Jean 24 janvier 1943, de participer au procès de l’ancien gardien de camp SS Joseph Schutz.
Je suis la voix de ces 20 000 marseillais, refoulée depuis 80 ans, qui se sont retenus de prononcer les paroles douloureuses d’un destin tragique, d’une arrestation au petit matin, au saut du lit.
Extrait de la plaidoirie de Pascal Luongo au procès de Joseph Schutz
Malgré cette reconnaissance officielle, aujourd’hui encore cette page de l’Histoire reste mal connue, même des Marseillais. Alors le Collectif Saint-Jean continue à œuvrer inlassablement pour transmettre la mémoire du 24 janvier 1943.
Pour que ce crime et ses victimes ne soient plus jamais oubliés.
Un article écrit par Florence Brun de France 3 Provence-Alpes-Côte d'Azur.
Réalisation Fabio Lucchini. Coproduction Khora Film / Les Films Grain de Sable / France 3 Provence-Alpes-Côte d’Azur, avec la participation de Public Sénat.
► Un documentaire à voir ce jeudi 4 mai à 23h40 sur France 3 Pays de la Loire
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