Il y a des images qui nous marquent à vie, celles de la catastrophe de Fukushima en font partie. Mais derrière ces images aussi fortes soient-elles, il y a des hommes et des femmes, des vies bouelversées. Les ex-Nantais Fabien Grolleau et Ewen Blain nous racontent ici celle de Naoto...
Les cerisiers étaient en fleurs, la campagne était belle, rien ne pouvait laisser présager ce qui allait se passer ce 11 mars 2011 sur la côte nord-est du Japon et notamment à Fukushima.
Un séisme d'une magnitude 9.1, le plus violent ressenti au Japon, provoque un tsunami sans précédent tuant près de 20 000 personnes et laissant sur plusieurs centaines de kilomètres un littoral dévasté. Mais le pire est encore à venir. La centrale nucléaire de Fukushima est submergée malgré son mur de protection contre les eaux du Pacifique, avec pour conséquence directe l'arrêt des systèmes de refroidissement induisant la fusion des cœurs de trois réacteurs nucléaires puis d'importants rejets radioactifs. Une catastrophe équivalente à celle de Tchernobyl. La population est évacuée !
Cette histoire-là, on la connaît tous. On a vu et revu les images sidérantes de la catastrophe.
Dix ans plus tard, alors que le désastre est toujours en cours, le scénariste Fabien Grolleau, originaire de Cholet, co-fondateur de la maison d'édition nantaise Vide Cocagne, et le dessinateur Ewen Blain, qui a vécu à Nantes plusieurs années, ont souhaité revenir sur ces événements, un récit d'une grande sensibilité avec un angle moins frontal, plus humain. Cet angle a un nom : Naoto Matsumura, un fermier de Fukushima évacué comme l'ensemble de la population au lendemain de la catastrophe mais très vite revenu sur les terres contaminées, sa terre, pour sauver ses animaux et plus largement tous les animaux abandonnés dans la zone interdite.
Un super-héros ? Plutôt un héros de l'ordinaire "les pieds dans la glaise, absolument conscient de l'importance de rester humble face aux événements, face à la nature", nous explique le scénariste Fabien Grolleau dans l'interview à lire ici et maintenant...
Le drame de Fukushima s'est déroulé il y a maintenant 10 ans. Cet événement vous a-t-il marqué au point de vous souvenir aujourd'hui encore où vous étiez à ce moment-là et ce que vous faisiez ?
Ewen Blain. Personnellement, bien que cet évènement m’ait marqué énormément, je ne me souviens pas précisément non.
Fabien Grolleau. Chez moi, devant mon ordi, à écrire comme d’habitude, c'était très fort car ma belle-soeur était en Asie, on s'inquiétait un peu.
Pourquoi raconter cette histoire sous l'angle peut-être plus réducteur de l'histoire d'un homme, en l'occurrence Naoto Matsumura, et ne pas avoir choisi la forme du documentaire ?
Ewen Blain. C’est Fabien l’initiateur de cette histoire, je suis arrivé après que le squelette de l’histoire ait été imaginée. Néanmoins, je pense que Fabien et moi étions raccord sur l’idée de proposer un récit sensible, à hauteur d’homme. Au-delà des grandes images de catastrophes, qu’est-ce que cela produit en vous lorsque tout votre environnement devient hostile, et qui plus est que toute possibilité de retour est inenvisageable hormis si l’on accepte de se contaminer, et à terme de mourir prématurément.
Fabien Grolleau. Nous travaillons en BD avec du recul : le principal c'est le personnage, les émotions passent à travers lui. Nous n'avions pas l'ambition journalistique d'expliquer la catastrophe, d'autres le feront bien mieux, nous cherchions un angle pour approcher cet événement : quand j'ai découvert Naoto, j'ai tout de suite compris que j'avais là une belle histoire en marge de LA grande Histoire, c'est ce qui m'intéressait de raconter : une histoire émouvante, ici le drame d'un homme, le drame d'une terre et à travers lui c'est celui de beaucoup d'autres, en nous y attachant, nous ne sommes pas réducteurs, il est notre témoin, on essaie d'aller au contraire plus en profondeur que l'actualité remuante.
On a tous vu les images, vécu le drame en direct, l'horreur du tremblement de terre, du tsunami, des explosions de la centrale... Vous avez choisi de ne pas montrer la violence de manière frontale. Les seuls morts que l'on peut voir par exemple sont des animaux et le tsunami est montré de loin. Pourquoi ?
Ewen Blain. Le tsunami, l’explosion, même si c’est là-dessus que débute notre récit, ce n’est pas le coeur. Le coeur, c’est avant tout les conséquences de cet accident, la radioactivité, qui est un ennemi invisible, fourbe, qui prend son temps. Ce que nous voulions montrer, c’est le désastre sur un temps plus long. La violence de la situation est je pense distillée en toile de fond de l’album, elle nous accompagne dans la lecture.
Fabien Grolleau. Nous avons le recul, pour moi, nous devions aux victimes une certaine pudeur, nous ne voulions pas mettre en scène cette violence par des images, elle est dans nos mots, dans notre histoire. Le drame est traité mais nous n'avons utilisé les images violentes que lorsqu'elles étaient vraiment nécessaires (morts des animaux), lorsqu'elles correspondaient à notre sujet. Je ne pense pas qu'on ait le moindre doute sur notre compassion, l'histoire la raconte, nous voulions un album accessible à tous, c'était important de savoir rester pudiques et respectueux de leur deuil.
Non seulement vous ne montrez pas cette violence mais vous faite appel au folklore japonais pour encore "adoucir" votre propos avec notamment ces yõkai, sortes de créatures surnaturelles, l'un d'entre eux prenant notamment les traits d'un nuage radioactif…
Ewen Blain. Si le récit prend cette forme, c’est aussi parce que cela colle à nos sensibilités à Fabien et moi.
Pour mon cas propre, mon univers graphique fait que je ne serais pas capable de montrer de manière pertinente, de front, la violence, la dureté que peut représenter un accident comme Fukushima. Il fallait trouver un moyen de raconter cette histoire autrement, au-delà des images choc que tout le monde connaît déjà, l’utilisation des yõkai était un bon appui, cela nous permet de sensibiliser autrement le lecteur face à la catastrophe qui est encore en cours.
Fabien Grolleau. Les fables, le folklore, la mythologie ne racontent rien d'autre que la réalité humaine, par la poésie ; ça n'est pas adoucir le propos que de faire le lien avec les fables japonaises, c'est un moyen de faire comprendre une certaine réalité : la fable du pêcheur qui croit être parti un mois et revient 300 ans plus tard parce que le temps est passé différemment, correspond à notre avis à ce qu'a vécu Naoto en revenant dans ce pays dévasté. L'usage de l'onirisme et des monstres est là pour dire que ce n'est pas qu'un bout de terre qui a été meurtri, c'est un pays entier, à travers sa nature, ses hommes mais aussi son imaginaire, part essentielle de l'humanité. Je crois plutôt que ça élève notre récit.
Je crois que vous n'avez jamais rencontré Naoto. Une volonté ? Sur quelles bases avez-vous écrit ce récit ?
Fabien Grolleau. Effectivement, nous ne l'avons pas rencontré, déjà parce que ça n'est pas si simple, je n'ai pas réussi dans un premier temps, ensuite j'ai voulu prendre du recul et m'en éloigner pour être libre. Respecter son vécu et sa parole était le principal, pas forcément l'exact déroulé des faits, notre BD reste une fiction, c'était important d'être assez libres. Mes sources principales sont les interviews de Naoto pour différents médias, les reportages photographiques puis le livre "Le dernier homme de Fukushima" d'Antonio Pagnotta.
Certains pourraient voir Naoto comme un superhéros, vous en faites un héros de l'ordinaire qui agit à son niveau, dans son environnement proche. Il n'y a pas de petits combats pour sauver la planète ?
Ewen Blain. Naoto de par sa résistance est devenu un symbole, c’est ce qui nous a touché dans sa démarche, face à une catastrophe quasi sans précédent, il a choisi de résister, et au-delà de ça de sauver autant que possible les animaux abandonnés sur place et voués à une mort atroce, ceci au risque de sa propre vie.
A l’échelle individuelle, son combat est admirable, c’est un héros en effet. Je ne pense pas que cela soit de l’ordre des petits combats, car sa démarche a inspiré beaucoup de gens qui aujourd’hui l’accompagnent à Fukushima même. Il est aussi devenu un militant anti-nucléaire, on le voit notamment dans notre récit venir au parlement européen pour plaider sa cause.
Fabien Grolleau. Lui ne se revendiquerait pas comme superhéros ou alors je me trompe complétement sur sa personnalité. C'est un homme les pieds dans la glaise, absolument conscient de l'importance de rester humble face aux événements, face à la nature. Héros de l'ordinaire est pour moi un beau compliment, ça ne réduit pas l'importance de ses actes, au contraire. Malheureusement, devant l'inaction (pléonasme) étatique et politique, je crois que pour l’instant seuls les petits combats portent de l'espoir, en ce sens qu'ils forceront les grands combats de demain.
L'album n'est pas un documentaire même si l'histoire racontée est vraie. L'avez-vous voulu pour autant militant, engagé ?
Ewen Blain. Ni Fabien, ni moi, n’avons envisagé cet album comme un album militant de base, ce que nous voulions, c’était raconter un récit qui nous avait touché, et qui pourrait peut-être toucher les lecteurs.
Par ailleurs, nous avons Fabien et moi une sensibilité claire vis-à-vis de ces thématiques, cela nous parle, donc cela s’est fait naturellement.
Naoto est-il un album engagé ? Peut-être, c’est aux lecteurs de s’approprier notre histoire. J’accepte volontiers cet adjectif si certains lecteurs veulent le donner.
Fabien Grolleau. L'histoire de Naoto prime, que le lecteur aime sa lecture c'est le principal. Ensuite on ne s'engage pas dans un long et difficile projet comme celui-là sans certaines convictions en effet.
Est-ce que la réalisation de cet album a changé votre regard sur le nucléaire ?
Ewen Blain. Pour ma part non, je suis convaincu depuis longtemps qu’il faut passer à d’autres sources d’énergie sur le long terme.
Fabien Grolleau. Oui, Naoto est une part importante de ma vie, c'est quelqu'un qui marque. Mes convictions s'en sont trouvées renforcées.
Étonnamment, alors qu'on parle d'un désastre écologique, la nature est très présente dans l'album. Et les cerisiers refleurissent malgré tout. La nature plus forte que l'homme ? On peut l'espérer ?
Ewen Blain. La radioactivité a ceci de fourbe qu’elle ne tue pas directement, hormis si l’on reçoit une dose extrêmement forte d’un coup. La vie continue malgré tout, même contaminée.
Donc oui, rapidement la nature à Fukushima a pris en partie une place laissée vacante par l’homme. La nature plus forte que l’homme ? L’homme doit-il se dissocier de la nature ? Je pense qu’il en fait partie intégralement et qu’il n’est ni au dessus ni en dessous pour autant, toute vie se vaut, c’est en partie le message de Naoto à mes yeux.
Merci Ewen, merci Fabien. Propos recueillis par Éric Guillaud le 18 mars 2021
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Une autre BD sur la tragédie de 2011: Fukushima, chronique d'un accident sans fin
Dans un style graphique beaucoup plus réaliste et avec une approche très documentaire, l'album Fukushima, Chronique d'un accident sans fin relate les premiers jours de la catastrophe, une histoire racontée depuis l'intérieur de la centrale nucléaire de Fukushima, du point de vue des employés de Tepco. Un album signé Bertrand Galic et Roger Vidal aux éditions Glénat