Partage de théories, de photos, médiums... Six mois après la disparition du petit Émile dans le Haut-Vernet, de nombreuses personnes tentent toujours de retrouver sa trace sur les réseaux sociaux.
Six mois après la disparition d'Émile dans le Haut-Vernet, le 8 juillet 2023, l'enquête semble au point mort. Saisi de l'affaire, le procureur d'Aix-en-Provence estime qu'il n'y a "aucune actualité qui justifie" de communiquer pour l'instant. Cela n'empêche pas certaines personnes d'échanger encore chaque semaine leurs théories sur les réseaux sociaux, quand elles ne sont pas en train de prier pour retrouver l'enfant de deux ans et demi, comme l'a encore demandé sa mère pour Noël.
"À mon avis, il serait intéressant d'aller voir cette maison isolée au milieu des bois (...) Un endroit bien tranquille, à l'abri des regards, idéal pour cacher quelque chose ou quelqu'un", propose un membre du groupe Facebook "retrouvons le petit Émile 2 ans", qui en compte près de 800. "Je ne crois pas au kidnapping, il y aurait eu des témoins", affirme un autre de manière péremptoire.
L'espoir de glaner des informations
Âgée de 46 ans, Annette n'a aucun lien avec Émile ou avec sa famille. Mais elle y pense "tous les jours", alors elle a rejoint le groupe dans l'espoir de glaner des informations. "Je suis mère de famille, j'ai un enfant de 4 ans, alors forcément, la disparition d'Émile m'obsède."
"Je voudrais tellement qu'on retrouve ce petit."
Annette, 46 ansà France 3 Provence-Alpes
Avant Émile, elle s'était déjà passionnée pour la disparition du petit Grégory ou d'Estelle Mouzin. Mais c'est la première fois qu'elle rejoint un groupe de discussion sur une enquête, assure-t-elle.
Annette se tient en revanche à l'écart des médiums qui prétendent retrouver l'enfant. Dans les jours qui ont suivi sa disparition, leurs vidéos cumulaient des milliers de spectateurs sur TikTok. Une pratique dont l'efficacité a été démentie par l'ancien procureur général et juge d'instruction Jacques Dallest, interrogé par Libération :
"À ma connaissance, aucun magnétiseur, aucun mage, aucun devin n’a permis de retrouver un corps. L’irrationnel est, de toute façon, incompatible avec une démarche judiciaire et 99 fois sur 100, ça ne donne rien."
Jacques Dallest, ancien procureur général et juge d'instructionà "Libération"
Si l'engouement pour ces vidéos semble être quelque peu retombé, près de 600 "spirites bienveillants" autoproclamés continuent d'échanger leurs visions sur Facebook. En décembre, un certain Yv partage "un flash" où il voit "le petit sur un vélo sortant du village". Là en revanche, "ce n'est pas possible puisqu'on l'a vu sortir du village à pied. Mais d'un point de vue symbolique, ça veut effectivement dire qu'il est parti heureux et confiant !", s'enthousiasme une de ses homologues.
Une "communauté" très active
Pour Patrick Avrane, psychanalyste et auteur de Les faits divers : une psychanalyse (Presses universitaires de France), il n'est guère surprenant que la disparition d'Émile ait fédéré une telle "communauté" :
"Les faits divers qui impliquent des enfants ont toujours attiré beaucoup d'attention, comme la disparition du petit Grégory. On s'identifie facilement aux familles des personnes disparues."
Patrick Avrane, psychanalyste et écrivainà France 3 Provence-Alpes
Le fait divers "mobilise d'autant plus l'attention qu'il n'a pas été résolu." Et si autrefois, les disparitions alimentaient les conversations dans les bars, les réseaux sociaux ont offert "une caisse de résonance au phénomène, avec un filtre de piètre qualité en ce qui concerne les fausses informations", conclut-il.
Qu'ils fassent ou non appel à de prétendus pouvoirs extralucides, les enquêteurs amateurs disposent de nombreuses plateformes pour échanger leurs théories. En dehors des réseaux sociaux traditionnels, les sites Websleuths.com (où certaines personnes échangent en anglais à propos de la disparition d'Émile), The Doe Network ou certains fils de discussion du forum Reddit sont exclusivement dédiés à la résolution de faits divers.
À Aix-en-Provence, une start-up a même fondé une application, Black-Track, pour continuer à faire "vivre" les dossiers criminels avant qu'ils ne tombent dans l'oubli, et permettre à ses utilisateurs d'échanger à propos des "cold cases", ces affaires non élucidées qui ont fait l'objet d'un classement sans suite.
Afin d'adopter les bons réflexes, les enquêteurs en herbe peuvent se former auprès de l'Association de recherche des personnes disparues (ARPD), composée en partie d'anciens policiers, gendarmes, douaniers, détectives privés à la retraite ou encore en activité, qui dispensent des conseils et mènent des investigations de manière bénévole, à la demande des proches de celles et ceux qui ne donnent plus signe de vie.
Laisser la police faire son travail
Les personnes qui cultivent ce hobby insolite peuvent-elles vraiment faire avancer l'enquête ? Cela est déjà arrivé. En hiver 2022, un Youtubeur marseillais qui préfère conserver l'anonymat a ainsi eu l'heureuse surprise de recevoir un courrier de la police des Pays-Bas, le remerciant pour son "tuyau" qui a permis d'identifier une femme disparue en 1989, selon nos confrères de la Provence.
Mais dans le cadre de la disparition d'Émile, l'Association de recherche des personnes disparues n'a pas été saisie par la famille "et considère que les moyens mis en œuvre par la gendarmerie sont importants et adaptés à une enquête difficile", explique le président de l'ARPD Bernard Valézy, commissaire général honoraire de la police nationale. À sa connaissance, "tout ce qui peut être fait pour retrouver l'enfant (exploitation de la téléphonie, hélicoptères, recherches avec des chiens, perquisitions, interrogatoires...) a été mis en œuvre."
"C'est une enquête dans laquelle les particuliers n'ont pas leur place, même si elle ne donne pas de résultats connus pour l'instant."
Bernard Valézy, président de l'association de recherche des personnes disparuesà France 3 Provence-Alpes
Les particuliers qui souhaitent aider à retrouver des personnes disparues de manière bénévole peuvent éventuellement être utiles "lorsqu'il y a eu un non-lieu, que l'affaire a été classée, ou lorsque la disparition n'a pas été reconnue comme inquiétante", ce qui implique par exemple que la personne disparue ne sera pas inscrite au fichier des personnes recherchées, conclut Bernard Valézy.
Quand les recherches sont toujours en cours et que les policiers disposent de tous les moyens pour enquêter, le risque est de leur faire perdre du temps en les submergeant de récits qui ne les font pas avancer. Ou encore de heurter celles et ceux directement concernés par le drame. Car certaines personnes ne font pas qu'échanger des informations sur internet : elles peuvent aussi être tentées de se rendre sur place pour recueillir de nouveaux éléments.
Fin décembre, un membre du groupe "retrouvons le Petit Émile" s'est ainsi vanté d'être allé "sur le terrain" pour "voir de ses propres yeux". Une pratique qui exaspère au Haut-Vernet : débordé par l'affluence de ce type de visiteurs, le maire a ainsi dû prendre plusieurs arrêtés pour interdire la circulation aux non-résidents de la commune afin de préserver la tranquillité des habitants, qui ne cessaient de se faire harceler.
Viol du secret de l'instruction et diffamation
Sur internet, les enquêteurs amateurs prennent aussi des risques. Au printemps 2016, le créateur de la page Facebook "Xavier Dupont de Ligonnès : Enquête et Débat" a été condamné à 1 000 euros d’amende avec sursis pour "recel de violation du secret de l’instruction", après avoir publié en ligne des documents de l’enquête transmis par un policier. Ils peuvent aussi "porter atteinte à la vie privée ou violer le secret des correspondances" en tentant de mettre la main sur de nouveaux éléments, explique Sylvie Jonas, avocate experte dans la prévention et la gestion de la cybercriminalité.
De manière beaucoup plus courante, ils "versent dans la diffamation", poursuit l'avocate. Dans le cas de la disparition du petit Émile, de nombreuses personnes n'hésitent pas à incriminer sans la moindre hésitation tel ou tel membre de la famille sur internet. En plus de les blesser, cela pourrait avoir des conséquences judiciaires.
"Le fait de constituer un groupe de discussion n'est pas répréhensible. La diffamation commence là où on allègue des faits précis."
Sylvie Jonas, avocateà France 3 Provence-Alpes
Sur des groupes de discussions publics, ce délit peut être sanctionné par une amende dont le montant peut aller jusqu'à 12 000 euros, dans l'éventualité où quelqu'un viendrait à porter plainte. Et ce "même quand on exprime des doutes par rapport à son propre énoncé, comme lorsque l'on dit : "je pense que c'est lui ou elle qui l'a fait."
Sur Facebook, Annette dit "se méfier de ceux qui pensent déjà tout savoir." Un comportement "humain", même s'il peut nuire à l'enquête et au respect des personnes concernées par le drame, selon le psychanalyste Patrick Avrane : "Il est naturel de vouloir combler le mystère. L'essentiel est de se mettre des limites. Parfois, il semble préférable d'inventer n'importe quoi plutôt que d'avouer : je ne sais pas."