C'est un temps suspendu, en pleine effervescence, qui s'offre aux habitués des échiquiers installés sur la Croisette. Si la bataille pour la Palme d'or fait rage non loin de là, les échecs apaisent les esprits des festivaliers et des Cannois.
Deux rangées de pièces sculptées, noires et blanches s’affrontent. Aucun prix, ni récompense ou distinction, n'est en jeu ici, à quelques centaines de mètres du Palais des festivals où se déroule le 76e Festival de Cannes.
Les coups s'enchainent, les pièces tombent, et le dénouement se profile. Un film en trois actes qui a ses spectateurs, parmi lesquels touristes, festivaliers ou habitués.
Au pied des palaces, la scène offre une vue mer sans égal pour exercer cet art, ce sont bien les joueurs d’échecs qui attirent tous les regards, en face de la Malmaison, au niveau du 47 boulevard de la Croisette.
Point de strass et de paillettes ici, mais des habitués et des passionnés qui se donnent rendez-vous chaque jour ou presque.
En pleine période du Festival de Cannes, ils ont forcément un peu plus de public, mais pas de quoi désarçonner ces personnages bien ancrés dans le décor local.
Parmi eux, une star locale toutefois, Maurice Hadjaj. Heureux retraités, il passait il y a encore quelques jours à la télévision dans une célèbre émission musicale. Il ne raterait pour rien au monde ses rendez-vous quotidiens avec ses amis.
"Je joue tous les après-midi. On vient à partir de 14 heures et on joue, soit avec les passants ou les habitués, on fait partie du club de Cannes, Cannes Echecs" aime-t-il raconter. L'occasion en cette période pré-estival de rencontrer des joueurs venus du monde entier qui viennent à eux à l'occasion du Festival de Cannes. "Ah oui, affirmatif. Il y avait un Américain hier, il était excellent. C’était un Maître FIDE." détaille-t-il.
Tout ce qui savent jouer aux échecs s’arrêtent. C’est attractif, il y a un mystère.
Michel Hadjaj, joueur d'échecs
Lui-même avoue son niveau, loin d'être anecdotique : "J’ai été 1830, aujourd’hui je suis à 1500, 1600. Il y a quelques bons joueurs qui viennent ici. On a fait de la compétition toute notre vie."
Dans le décor depuis 2019
Ces échiquiers cannois, il les connait bien, il a même œuvré pour leur installation en 2019. "Ils ont une histoire. Tous les retraités en ont fait la demande à la mairie, elles ont été installées. Et vous tombez bien, j’étais un de ceux qui les ont fait installer. J’ai été appelé un matin à 8h30, par une adjointe au maire, et on a placé les tables à équivalente distance".
Une installation pérenne pour ce jeu qui se veut éternel.
Un peu plus loin, Maurice pointe Lionel, un ami capable de le surclasser. Avec un Elo anciennement proche de 2100, il est loin d'être un joueur ordinaire. Cette métholodogie de classement - où plus le score est haut, plus le niveau du joueur est élevé - installe le premier mondial actuel, Magnus Carlsen, à près de 2900 unités. C'est dire si le niveau des joueurs de la Croisette est digne d'intérêt.
Même génération que Michel Hadjaj, Lionel se plait à énumérer les avantages de ce jeu. "Si on n’avait pas les échecs… Quand il pleut l’après-midi, il n’y a pas grand-chose à faire, à part regarder la télévision. Le plaisir des échecs, c’est que ce n’est jamais la même chose. Ça fait passer le temps. Je viens jouer tous les jours quand il fait beau, 300 jours par an."
Lui aussi a connu les rangées d'échiquiers des grands tournois, mais préfère jouer avec une vue sur la Méditerranée, confortablement installé : "On ne s’enferme plus, je ne fais plus de tournoi, car il faut faire 600 km dans une journée."
Challengeur de saison
Quand le cortège de festivaliers commence à se constituer au mois de mai, les adversaires se font davantage nombreux. L'occasion de rencontres, et d'autres approches de ce jeu. "Là, je me fais plaisir. Hier, j'ai joué avec un Américain, c’est agréable. Certains festivaliers n’osent pas s’arrêter car ils n’ont peut-être pas le niveau. J’ai joué hier aussi contre un Russe, qui a épousé une Ukrainienne. Il me parlait de ce qu’il se passait dans le monde, qu’il avait honte de ce qu’il se passait." Au-delà des anecdotes et des récits de jeu, c'est surtout une langue commune qui est partagée par ces protagonistes.
Les échecs, c’est un langage universel, comme on le disait avant, c’est l’opium du pauvre. Ça change les idées.
Lionel, joueur d'échecs
Comme internet, mais en mieux
"Quand je viens le soir, je viens, j’installe mon jeu et j’attends", explique l'adversaire de Lionel. "C’est un peu comme internet, quand on joue en ligne, on ne sait absolument pas sur qui on va tomber. Déjà vous êtes face à face, et il y a un cadre qui est agréable. On est dans l’inconnu, on ne sait pas si on va tomber sur un bon joueur, c’est un plaisir".
Lui aussi reste des heures dans ce cadre pour enchainer les parties. "Je reste 2 ou 3 heures, en fonction du monde qu’il y a. Une fois j’ai joué contre un Américain, il m’a dit 'how much?' à la fin de la partie. Je lui ai répondu 'It’s just for fun'".
Ces joueurs cannois ne sont pas là pour faire d’argent avec leur talent. Contrairement à des installations identiques, comme à New York, où certains vivent de parties payantes. "Bien souvent ils font exprès de perdre la première, ils piègent" s’amusent Lionel, qui se ravit de voir l’ambiance bon enfant qui règne sur la Croisette.
La semaine dernière, il y a eu l'ancien champion du monde Abravanel qui est venu.
Lionel, joueur d'échecs
D'autres anecdotes ont marqué Laurent : "Il y a quelques mois, des princes arabes sont venus, des jeunes, qui lorsqu’ils jouent distribuent des billets de 50 euros à tout le monde. Malheureusement, cela n'arrive pas tous les jours s'amuse-t-il d'un sourire".
Il a pu en craindre d'autres, mais autour d'un échiquier, tous les joueurs se retrouvent autour de valeurs communes. "Ce qui est intéressant avec les gens d’Europe de l’est, c’est que c’est culturel chez eux. L’autre soir j’ai vu trois personnes débarquer, ils se chamaillaient, avec une bouteille de vodka à la main. J’ai cru qu’ils venaient pour m’embêter, mais pas du tout. L’un s’est installé pour jouer, il a dit à ses deux amis 'stop, on s’arrête, là c’est sérieux' dès qu'il a commencé à jouer" .
Y’a beaucoup de joueurs en ligne, qui, lorsqu’ils viennent jouer, découvrent le contact avec les pièces."
Laurent, joueur d'échecs
Et quand on demande à ces messieurs leur Palme d'or parmi les œuvres audiovisuelles dédiées au jeu. Tous répondent, presque à l'unisson, Le Jeu de la Dame, diffusé récemment sur Netflix, ou Le Prodige, le film dédié au champion du monde Bobby Fischer - le joueur américain élevé aux USA puis naturalisé en tant que citoyen islandais.