La ville d'Arles est régulièrement saturée par le trafic. Un projet de contournement autoroutier est dans les tiroirs, mais il doit traverser la Camargue et la plaine de la Crau. Un numéro d’équilibriste entre aménagement du territoire et défense d'un écosystème remarquable.
Quiconque a déjà pris la RD 113, un soir d’été, sait combien elle est embouteillée. Des kilomètres de voitures, cul à cul, comme on dit. À l’intérieur des habitacles surchauffés : des milliers d’enfants, survoltés prêts à démarrer les vacances et des milliers de parents à bout de patience.
Mais aussi des chauffeurs routiers qui rejoignent l’Espagne, quittent le Grand Port maritime de Marseille ou se rendent sur l’immense zone d’entrepôts de Saint-Martin de Crau en passant par cette route gratuite.
Quiconque a déjà pris la RD 113 un matin ou un soir de semaine, en milieu d’année, le sait aussi. Car au fil des ans, le trafic s’est lentement densifié, rendant cette zone, d’une vingtaine de kilomètres presque impraticable aux heures de pointe.
Loin des embouteillages du périphérique parisien, bien sûr, ou celui des Rocades lyonnaise et bordelaise. Mais tout de même. Cette petite bande d’asphalte est étouffée par les voitures. Les 50.000 habitants d’Arles le sont également. On parle de près de 80.000 véhicules par jour.
Alors l’Etat, qui réfléchit depuis 1950 à améliorer la situation, a lancé de longues études. En 2005, un des fuseaux parmi les sept familles et les 19 options possibles est finalement choisi. C’est le tronçon nommé Sud Vigueirat (le V6) du nom du canal que suit ce tracé. En 2011, le projet est suspendu.
Puis le 12 juillet 2018, une décision ministérielle le relance. C’est la Dreal qui est aujourd’hui chargée de reprendre les études et de "conforter" la décision prise en 2005 de choisir le fuseau V6. La concertation publique a eu lieu entre décembre 2020 et février 2021.
Le futur tronçon s’il voit le jour devrait pointer le bout de son goudron à l’horizon 2038. Une éternité ! Mais demain pour ceux qui sont concernés.
David Laforest est l’un d’entre eux. Il est agriculteur et membre du comité foin de Crau. Avec sa femme et ses deux enfants, ils habitent à quelques centaines de mètres de l’actuelle RD113. Une coquette villa avec piscine.
Mais décidément pas de chance, la maison est aussi située à un jet de pierre du futur contournement. David Laforest a choisi son métier par passion.
"Depuis tout petit, je voulais faire du foin de Crau. Le meilleur du monde. Un foin que je vends même aux propriétaires de purs sangs arabes, chaque année il part en avion-cargo pour les émirats."
Alors, imaginer une seule seconde une route couper ses magnifiques champs en deux, ça l’agace un peu David Laforest. "Je supporte déjà cette RD113, une seconde voie ce n’est pas possible. Regardez, elle démarrerait là et continuerait ici, dit-il en tendant le bras."
On imagine aisément les dégâts. "Comment je ferai pour aller d’un bout à l’autre de mes champs. Et mes vaches ? Hein, comment j’irais les nourrir mes vaches ?"
Car David Laforest, vous l’aurez compris est un acharné du travail. Alors pour s’en rajouter un peu il a décidé d’élever aussi quelques vaches et de produire des veaux. Une vingtaine de bêtes, à peine, qu’il vend avant même qu’elles soient nées tellement sa viande a bonne réputation.
"Cet endroit ma famille s’y est installée en 1970. La terre est parfaite pour le foin de Crau. Vous saviez que c’était le seul aliment non destiné à l’humain qui a une AOP (Appellation d’Origine Protégée) ?"
À l’écouter en parler David Laforest de son foin de Crau … on en mangerait presque. Des qualités nutritionnelles exceptionnelles, 20 plantes différentes et trois fois plus de calcium que dans du foin classique.
L’homme se concentre à nouveau sur le futur tracé. "Ça serait comme une balafre énorme sur notre territoire de Camargue, il en a déjà beaucoup des balafres. Je pense qu’aujourd’hui il faut arrêter d’urbaniser nos campagnes."
À quelques kilomètres de là, Jean Jalbert a exactement le même point de vue. Pourtant il ne produit pas de foin de Crau. Il est directeur de la fondation La Tour du Valat, un centre de recherche et de conservation des zones humides.
Ces marais sont tourbeux, c’est une exception en Méditerranée.
Nous le retrouvons entre les marais de Chanoine et de Meyranne sur un petit sentier au bord de l’eau. Nous sommes en plein cœur du parc Naturel régional de Camargue.
Soudain, un héron que nous n’avions pas vu prend son envol, sous nos yeux. Tout se fige, nous le regardons s’éloigner sans bruit. Il n’est déjà plus qu’un petit point derrière les roseaux. L’endroit est magique.
"Ces marais sont tourbeux, c’est une exception en Méditerranée. Les tourbières sont généralement situées dans l’Europe du Nord dans des milieux plus pluvieux. Les nôtres renferment une faune et une flore extraordinaire."
Jean Jalbert est scientifique, il travaille ici depuis près de 30 ans. Rien ne lui échappe, d’un seul coup d’œil il déchiffre les environs.
"Regardez cet arbre, un saule, il n’a pas été abattu par l’homme. C’est un castor qui l’a coupé. Il s’est nourri de son écorce. Le castor qui avait presque disparu a reconquis la Camargue. C’est un signe très positif."
Le tronçon sud Vigueirat, s’il voit le jour impacterait durablement cet écosystème rarissime. "Le futur contournement rognerait le nord de ces marais. Ce projet n’est pas compatible avec les engagements de la France en matière d’environnement, d’agriculture et de biodiversité."
Pour le scientifique, le projet n’a que des inconvénients : pourquoi détruire un tel trésor ? Calmement, il nous explique à nouveau.
"Ce marais est constitué de tourbe, une matière qui emprisonne depuis des milliers d’années beaucoup de CO2. En la détruisant, le C02 serait relâché dans l’environnement. Ce qui sera détruit ne sera jamais compensable."
Nous continuons à marcher au bord du sentier. Une libellule s’égare devant nous. C’est vrai que le site est incroyable. Notre enquête nous emmène ensuite auprès des riverains du quartier de Pont-de-Crau. Ils ont créé un collectif de défense de la zone. Ils sont plus de 3.000 au total.
Sous l'autoroute, une nappe phréatique "capitale"
Michel Magub en fait partie. Il est ancien médecin. Avec ses petites lunettes sur le nez, il a l’air particulièrement inquiet de ce projet. Et ce qui lui pose souci : c’est la nappe phréatique située juste en dessous de la future déviation.
Nous le retrouvons dans une manade. Ici, ça sent bon le cheval. Au loin, une cavalcade. On aperçoit aussi quelques taureaux. Avec Michel Magub, d’autres membres du collectif. On nous emmène voir des laurons. Des laurons ?
"Un lauron c’est un terme provençal, c’est un puits sans fond. Un puits naturel qui communique avec la nappe phréatique. Et celle dont je parle est immense, c’est celle de la Crau. Elle s’entend de Fos-sur-Mer à Salon-de-Provence et jusqu’aux Alpilles", explique Michel.
"Elle permet l’alimentation en eau potable de 270.000 habitants. Construire une déviation sur cette zone ça ne serait pas un geste anodin. Elle est capitale pour la population."
Michel n’est pas architecte, mais il a du mal à comprendre comment construire sur un terrain aussi meuble. Ici toute l’année, y compris en période de sécheresse, l’eau affleure.
Les taureaux eux-mêmes, symbole de cette Camargue, se gardent bien d’approcher les laurons. Et lorsque, par hasard l’un d’entre eux, inconscient s’y hasarde il arrive qu’il s’y noie. Alors construire une déviation ici, ça paraît absurde pour ce collectif.
Jean Jalbert, Michel Magub ou David Laforest sont les derniers acteurs d’une nature que l’homme a bien du mal à conserver.
Alors que faire ? Repenser nos modes de transport, laisser les automobilistes et leurs enfants piégés tous les soirs sur la RD113 ? Ou alors, tailler encore une immense balafre supplémentaire dans la terre ?
Une chose est sûre les camions eux n’emprunteront sans doute pas cette déviation. Puisque le tronçon serait payant.