Alors que le Nouvel An se prépare, avec de nombreuses restrictions dans les bars et établissements de nuit, une autre problématique est apparue qui vient gâcher la fête : sur les réseaux sociaux, de nombreuses victimes déclarent avoir été droguées dans des établissements de Marseille, Aix ou Avignon. Quelques solutions sont mises en place pour allier plaisir et sécurité.
#Balancetonbar : derrière ce hashtag apparu sur les réseaux sociaux en fin d'année, émergent des centaines de témoignages de personnes (principalement des femmes), droguées à leur insu en bar et en boîte de nuit.
Les histoires s'additionnent et se ressemblent. "Nous étions un groupe de cinq filles […] des mecs sont venus accoster une copine à moi, elle est aller boire un verre à leur table […] Elle a commencé à se sentir mal […] Elle ne faisait que vomir, elle ne tenait plus sur ses jambes, elle voyait trouble.[…] Le lendemain, elle avait des trous noirs de la soirée, elle était toujours très fatiguée […]", lit-on par exemple sur la page Instagram @balance_ton_bar_marseillle, qui rassemble les témoignages de victimes dans la cité phocéenne. Autre bar, même expérience ou presque : "J'ai bu un verre et après je me suis sentie malade, je suis sortie prendre l'air mais je n'arrivais plus à marcher, je suis tombée par terre et j'ai commencé à vomir et puis trou noir, je ne me souviens plus de ce qui s'est passé après."
Des récits qui se ressemblent
Les victimes racontent dans la plupart des cas avoir été prises en charge et raccompagnées par leurs amis. Mais certaines relatent aussi des viols ou des agressions sexuelles qui ont suivi l'ingestion de drogue dans leurs verres.
En l'absence d'analyse du contenu des boissons, difficile d'avoir la certitude de la substance qui a provoqué ces intoxications. Mais dans la grande majorité des cas, ce serait du GHB ou du GBL, deux drogues très proches que certains appellent aussi "drogue du violeur", du fait leur pouvoir anesthésiant et amnésiant.
"De manière générale, leurs effets sont relativement proches de ceux de l’alcool. La différence se situe dans la grande difficulté du maniement des doses, d’autant que son contenu (concentration, produits de coupe, etc.) est une inconnue, comme tout produit vendu sur le marché noir", explique le site belge Infor Drogues.
Une parole pas toujours écoutée
Du fait de cette prise involontaire et de la proximité des effets du GHB et du GBL avec l'alcool, les victimes ont souvent du mal à être prises au sérieux. Sur @balance_ton_bar_marseille elles racontent par exemple : "Un serveur a rappelé les pompiers pour leur dire de ne pas venir, qu'on leur avait fait un canular. Mon amie a passé 6 heures dans le coma" ou "un videur m'a vue et m'a fait sortir de la boîte sans me proposer une quelconque aide" et encore :"les videurs n'ont même pas aidé mon frère à me faire descendre les escaliers".
Même après coup, certains établissements affichent une franche indifférence : "Ah ça arrive, on ne peut rien faire", répond un célèbre club marseillais après qu'une jeune femme relate une expérience de verre drogué à son insu.
Un problème qui s'accroît
Jeudi 30 décembre, plusieurs personnalités, associations et collectifs français ont signé une tribune dans le quotidien Le Monde pour demander des solutions.
"Depuis le milieu des années 2000, on sait que le GHB est de plus en plus utilisé comme drogue récréative, et que, depuis 2017, sa consommation est en nette augmentation dans différents milieux de la nuit, comme le confirment l’association Aides, l’OFDT, et de nombreuses associations. On sait que les douanes en saisissent de plus en plus et que le nombre d’intoxications au GHB/GBL croît depuis le milieu des années 2000. Addictovigilance (2019) : « +16,7 % entre 2018 et 2019 », et ODFT (2018). On sait que depuis la réouverture des lieux festifs cet été, de plus en plus de victimes le sont devenues par soumission chimique", note le texte.
Signataire du texte, l'association marseillaise Clean my Calanques, a tenté de sonder un maximum de personnes sur le thème de la soumission chimique. Elle a obtenu 1164 réponses en décembre. Sur ce panel, 59% répondaient "Oui" à la question : "Des personnes de ton entourage ont-elles été droguées à leur insu ou le suspectent-elles ?"
Les signataires de la tribune du Monde évoquent plusieurs pistes pour enrayer le problème :
- "Débloquer un budget adéquat pour la justice afin de fournir les moyens d’enquêter et d’instruire toutes les plaintes, mais aussi pour aider les victimes, et accompagner les établissements qui en auraient besoin dans la mise en place de dispositifs de prévention, de formation, et de sécurisation de leurs lieux."
- "Comme pour les mesures d’hygiène ou de sécurité, conditionner l’attribution d’un permis d’exploitation aux bars et établissements de nuit à la mise en place d’un dispositif comprenant 3 axes : prévention auprès du public (affichage, en veillant à ce qu’il ne responsabilise pas et ne culpabilise pas les victimes [exemples ici]), protocole d’alerte renseigné, etc.), formation des équipes (sensibilisation aux violences sexistes et sexuelles et à la prise en charge de victimes d’intoxication au GHB ou à une autre drogue), et sécurisation des lieux (surveillance renforcée, « safe place », contrôle sanitaire des boissons, etc.)."
- "Réaliser une campagne de sensibilisation à l’échelle nationale pour alerter sur les violences commises sous soumission chimique dans tous les cadres : familiaux, professionnels, festifs, etc."
- "Sensibiliser les services d’urgence (SAMU, pompiers, hôpitaux), les fonctionnaires de police et gendarmes à l’accueil spécifique des victimes d’agressions sous soumission chimique."
- "Equiper l’ensemble des hôpitaux des moyens et des formations nécessaires à la réalisation de tests de détection des substances chimiques fréquemment utilisées dans ce type d’agression."
- "Proposer systématiquement un bilan médical aux victimes s’étant retrouvées isolées pendant les phases d’amnésies pour détecter une éventuelle agression sexuelle et proposer les soins appropriés (PrEP, pilule du lendemain, suivi psychologique, etc.)."
Sur cet avant-dernier point, nous avons contacté l'Assistance publique des hôpitaux de Marseille, qui confirme que les services d'urgences de la ville ne réalisent pas de tests de détection de substances chimiques, que c'est plutôt le rôle de la Police nationale.
Quelles réponses concrètes ?
Or, dans les témoignages publiés sur les réseaux sociaux, de nombreuses victimes disent avoir porté plainte après avoir retrouvé leurs esprits. A ce moment-là, il est souvent trop tard pour détecter la présence de drogue dans leur corps.
Les bars et clubs, eux, se déclarent "démunis". Directeur artistique de la Danceteria, Jean-Christophe dit avoir appris par les réseaux sociaux qu'il y avait eu des victimes de verres drogués dans son établissement : "personne ne nous avait prévenus", dit-il. "Je leur ai répondu tout de suite. C'est très compliqué ce genre de choses. Pour toutes les drogues on fait des fouilles à l'entrée, la sécurité fait attention en permanence."
Renseignements pris, Jean-Christophe s'est aperçu que les capsules de protection à poser sur les verres pour éviter qu'on y verse des substances dangereuses coûtaient environ 1€ pièce, un coût trop important à assumer pour le club. D'après certains articles de presse, il existe des pailles qui changent de couleur en présence de drogue, mais Jean-Christophe n'est jamais parvenu à en trouver.
En concertation avec @balance_ton_bar_marseille et le collectif Collages féministes Marseille, le club s'est résolu à faire de la prévention en affichant des mises en garde. "On a rappelé les règles de droit. Le but c'est de faire peur aux futurs agresseurs plutôt qu'aux futures victimes." Désormais, sur les murs de la Danceteria on peut lire : "Etablissement sous vidéo surveillance. Tout comportement illégal est enregistré et pourra être utilisé contre les auteurs. Administrer une substance à l'insu d'une personne est un acte puni de 5 ans de prison et 75.000€ d'amende."
Alors qu'en Belgique, le gouvernement bruxellois a débloqué 610.000€ pour développer quatre axes contre le harcèlement sexuel dans le milieu de la nuit, Jean-Christophe attend désormais un soutien des pouvoirs publics français pour renforcer la sécurité et la prévention dans son établissement.
Sur le Vieux-Port de Marseille, Malko, directeur de l'Exit, regrette lui aussi le manque de solutions qui existent : "On a pris conscience de ce problème depuis très longtemps, dit-il. On essaie de surveiller, d'analyser les comportements de l'un de l'autre." Dans son bar, environ dix personnes "surveillent et supervisent" les 150 clients qui viennent boire des verres. "Ce n'est pas évident d'être vigilant pour tout le monde."
Parfois pris à partie sur les réseaux sociaux Malko tient à rappeler : "Nous sommes des commerçants avant tout, nous sommes là pour faire en sorte que tout se passe bien." Lui aussi s'est renseigné sur les capuchons anti-drogue à poser sur les verres : trop cher, malgré sa tentative de faire une commande groupée avec un autre établissement.
Finalement, c'est une association qui l'a contacté pour le prévenir : le département va mettre à disposition 50.000 protections de verres aux bars et clubs qui en feront la demande. Fabriqués dans un ESAT (établissement d’aide par le travail), ils seront distribués quand les restrictions liées au Covid-19 seront levées.
Alors que le monde de la nuit souffre des conséquences de l'épidémie, les victimes espèrent pouvoir retrouver sereinement les établissements une fois les restrictions terminées.
Pour des nuits plus sûres
"On ne cherche pas à s'opposer aux bars, nous écrit l'animatrice de la page Instagram @balance_ton_bar_marseille par message. On dénonce l'inaction et on valorise lorsque des mesures sont prises. Par ailleurs, nos intérêts sont convergents. On veut pouvoir profiter et s'amuser dans ces bars, mais en sécurité."
Pour elle, l'enseignement à tirer de ce mouvement, c'est que tout le monde est concerné : "Balance ton bar existe dans chaque ville de France, mais pas seulement. Denunciatubar, calloutyourbar cela a une ampleur transnationale, c'est une lutte antipatriarcale. Ces personnes qui viennent libérer leur parole correspondent à toute la diversité sociale, à toutes les tranches de la population. Il n'y a aucune femme qui en est épargnée, car la seule raison de ces crimes est intrinsèque à notre existence de femme."