Dans un contexte normal, rares sont les personnes qui vont à la station alors que leur réservoir est encore à moitié plein. Pourquoi notre comportement change en temps de crise ? Marie-Claire Villeval, directrice de recherche au CNRS, nous éclaire.
Cela ne vous aura pas échappé : depuis que les blocages opèrent devant les raffineries et que les productions de carburants sont mises à l’arrêt, la file à la station essence est interminable. Résultats, des stations sont à sec, d’autres sont réquisitionnées pour les professions prioritaires, et pour celles qui restent, il faut s’armer de patience. Sans oublier les restrictions à la vente qui s’ajoutent à tout cela dans certains départements.
Et si cela n’était que le résultat des comportements humains ? C’est ce que l’on appelle, en psychologie sociale, la prophétie autoréalisatrice. En clair, il s’agit d’une situation dans laquelle la simple annonce d’un événement, souvent négatif, modifie les comportements. Ce qui a pour conséquence de faire advenir la prophétie.
Parce que, dans un contexte normal, presque personne ne fait son plein d’essence alors que le réservoir de la voiture est encore à moitié plein. Pourquoi les comportements changent dans ce contexte de crise ? Marie-Claire Villeval, directrice de recherche au CNRS, nous explique.
Pourquoi, dès lors que les blocages des raffineries ont été annoncés, les files d’attente à la pompe sont devenues interminables ?
Marie-Claire Villeval : La peur du manque ou de la perte de quelque chose, c’est un sentiment qui anime beaucoup de personnes. On est plus sensible à la perte qu’au gain, et dès qu’il y a une menace de pénurie, on stocke pour ne pas manquer. C’était une réaction naturelle très classique à la sortie des guerres, que l’on voit réapparaître à chaque crise sociale ou sanitaire.
Ensuite, on a des souvenirs très biaisés. On se souvient beaucoup plus des grèves dans les raffineries quand on a été gêné que quand elles n’ont eu aucun effet sur notre personne. Et on a tendance à surpondérer les mauvais souvenirs, ce qui alimente les comportements de stockage.
Il y aussi la surestimation des risques. C’est-à-dire que l’on surestime le risque d’être gêné, qu’on le perçoit très proche de soi. En se disant que tout le monde va être possiblement affecté, le risque devient vraiment réel, voire surpondéré.
Est-ce que, finalement, il n’y a pas une sorte de conformisme, en voyant tout le monde à la pompe ?
Tout à fait. Il y a un effet de contagion et de conformisme. Dans l’esprit des gens, une longue file d’attente est la preuve qu’il n’y a plus d’essence. On interprète la queue à la pompe et le comportent des autres comme étant un signal, mais, en réalité, il s’agit d’une fausse information.
Est-ce que ce ne sont pas ces comportements de mimétisme qui créent la pénurie ?
C’est ce que l’on appelle un phénomène autoréalisateur. Si les autres font, c’est qu’ils ont davantage d’informations, qu’ils savent quelque chose que je ne sais pas, et qu’il va manquer d’essence. Donc je fais pareil. Ce sont ces comportements de mimétismes qui créent la pénurie. Parce que les gens pensent que les autres savent qu’il y a une pénurie. Ajouté à la peur du manque, c’est le bon cocktail. Cela alimente des paniques sur le marché, on a l’impression qu’il y en a une, alors que non.
Est-ce que le mot "pénurie" ne suffit pas à lui-même pour générer la peur du manque ?
Oui, le mot lui-même est créateur d’anxiété. On vit dans une société d’abondance, et la perspective de ne pas avoir immédiatement ce que l’on souhaite, crée une anxiété irraisonnée. Ça rappelle des souvenirs presque enfantins, où l’on avait peur que maman nous oublie dans un coin, et que l’on n’ait pas à manger.
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