Procès de la rue d'Aubagne à Marseille : " J'ai le cœur qui déborde", entendre les familles raconter bouleverse l'audience

Le tribunal débutait ce vendredi l'audition des proches des victimes des effondrements de deux immeubles, le 5 novembre 2018 rue d'Aubagne à Marseille. Les photos des victimes accompagnent les échanges.

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"J'ai entendu un grand crac". L'enregistrement de la voix de Marie-Emmanuelle Blanc emplit le silence de la salle du tribunal. Le 5 novembre 2018, cette locataire du 65 rue d'Aubagne appelle les pompiers au beau milieu de la nuit. De sa voix posée, elle décrit les fissures qui s'agrandissent, les murs qui s'affaissent et les carreaux qui éclatent dans son immeuble du quartier populaire de Noailles, à deux pas du Vieux-Port.

Le pompier l'écoute attentivement et tente de la rassurer. Il lui conseille de contacter dès le lendemain le syndic. Et lui fait cette réponse "un immeuble, ça ne s'effondre pas comme ça". Quelques heures plus tard, l'immeuble s'effondre, emportant la vie de Marie-Emmanuelle, une artiste de 50 ans, et de sept de ces voisins.

Cette journée d'audience, qui marque le début de l'étude des parcours de vie des victimes du drame, était autant attendue que redoutée par les parties civiles. "À partir de maintenant, ça va être le plus difficile" souffle Liliana Lalonde, mère de Julien Lalonde, également disparu.

Après les experts, le volet humain

Le reste de la semaine était consacré à l'audition des experts. Le scénario d'un effondrement inévitable au vu de l'état de délabrement des deux immeubles a été présenté. Selon les experts, la rupture d'un pilier au sous-sol du 65, habité par près d'une vingtaine de personnes, a provoqué son effondrement sur lui-même. Un exposé précis, technique. "Déshumanisant" estiment certains membres du public venus assister au procès.

"Ils ont tout fait pour qu'on comprenne bien" apprécie au contraire Linda, la cousine de Chérif Zemmar, une des victimes. "Maintenant, on rentre dans le vif du sujet, on est plus sur le côté humain de ce procès, même si ça fait mal au cœur".

Ce vendredi, la journée d'audience a été habitée des portraits de quatre des locataires du 65 de la rue d'Aubagne, diffusés sur les écrans du tribunal pendant l'audition de leurs proches...

Simona voulait être danseuse étoile

Simona Carpignano d'abord, photographiée entourée de fleurs, le dos bien droit dans une posture héritée de ses années de danse classique. "Elle rêvait de devenir étoile" évoque son père, Domenico Carpignano. Serré contre sa femme, Mariella Carpignano, il décrit à la barre une adolescente puis une jeune femme "déterminée, attentive aux autres". À Tarente, la ville des Pouilles, dans le Sud de l'Italie où elle a grandi, Simona enseigne l'italien à de jeunes migrants.

Grâce au programme Erasmus, elle part étudier les langues à la Sorbonne. Elle parle français, anglais, arabe et wolof. Une rupture amoureuse la conduit à s'installer à Marseille en 2016, dans le quartier de Noailles. Elle travaille comme animatrice dans les quartiers nord. Développe un projet d'entreprise sociale, "united we win", de production de papier à partir de déchet au Mékong.

Pour cela, elle avait repris un master en gestion des entreprises, qu'elle a obtenu le 5 octobre 2018. "Elle terminait tout ce qu'elle avait décidé de faire" se souvient son père. À part ce dernier projet, resté en suspens.

Le dimanche 4 novembre, Simona invite quelques amis à dîner. Pape Magatte Niasse, un ami qu'elle héberge, fait la cuisine. À la fin de la soirée, il pleut tellement qu'elle propose à ses amis de rester pour la nuit. Ils refusent. Seul Pape Magatte Niasse reste. Tous les deux disparaissent sous les décombres, le 5 novembre 2018, à 9h07.

Trois jours avant d'annoncer la mort de Pape Magatte

Pape Magatte avait 40 ans et vivait à Marseille "après un parcours migratoire difficile" rapporte son demi-frère, Djidiack Gueye. "Après le drame, j'ai mis trois jours à annoncer la nouvelle à notre mère."

Djidiack vit et travaille à Besançon et est le seul de la famille à avoir pu se déplacer à Marseille pour évoquer son demi-frère. Sa mère, qui vit à Dakar, n'a pas obtenu de Visa. "J’essaie d’être fort. Ils sont là-bas, ils ont des préjugés et des représentations. C’est difficile de leur expliquer comment ça se passe ici. Il y a des choses qu’il vaut mieux taire."

À la fin de l'audition du jeune homme, le couple Carpignano le prennent dans les bras. "Simona et mon demi-frère sont décédés ensemble, c'est un moment fort que nous partageons. On sort ce qu'on a sur le cœur, les gens vont enfin comprendre l'impact que ça a eu sur nos vies."

Djidiack dit avoir perdu "une idole, un grand frère lumineux, une personne qui s'oubliait parfois pour aider les autres."

Léo a tout perdu, son père et ses souvenirs

Léo Lavieille lui, a perdu son père, Julien Laveille. Il avait alors 20 ans et se retrouve orphelin. Face au tribunal, il raconte comment l'effondrement l'a privé de la mémoire de ses parents. "J’avais huit ans quand ma mère est décédée et il y a des zones de flou. Toutes les photos, toutes ses affaires étaient chez mon père. J'ai entamé un travail psy, une grande quête avec beaucoup de questions et pas grand monde pour y répondre".

Pour évoquer le souvenir de son père, Léo a demandé au tribunal de diffuser une photo le montrant souriant, arborant un tee-shirt du groupe de ragga marseillais Massilia Sound System. "C’était quelqu'un de très combatif. Toujours le poing levé. Cette photo lui correspond bien."

Comme beaucoup d'occupants du 65, rue d'Aubagne, Julien Lavieille vivait une vie précaire."On allait souvent au secours populaire. Il était handicapé suite à une maladie des poumons. Il avait travaillé sur des chantiers dans lesquels il y avait de l'amiante. Petit à petit, les rôles se sont inversés et je suis presque devenu une figure parentale pour lui".

Un immeuble qui "sentait la pisse"

En mai 2017, Léo aide son père à emménager au 3e étage du 65 de la rue d'Aubagne. "La porte d'entrée de l'immeuble ne fermait pas, ça sentait la pisse. Mon père était maigre, faible, ça me stressait qu'il habite là tout seul."

Au fil des auditions, les proches des victimes racontent aussi comment les alertes sur l'état de l'immeuble se sont multipliées dans les semaines qui ont précédé le drame.

"Quand Simona s'est installée là, ça ne nous plaisait pas" raconte Domenico Carpignano. "Quand nous sommes venus la première fois, en février 2018, je sentais que je penchais sur mon cpoté droit en montant les escaliers. La deuxième fois, en octobre, c’était pire, quelque chose avait changé. Nous avons demandé à Simona de partir de toute urgence."

Le 18 octobre, les locataires avaient été évacués suite à un arrêté de péril. Carta, l'architecte chargé des expertises, les autorise à rentrer dans l'après-midi. Il est sur le banc des prévenus.

Simona avait prévu de déménager

Face à l'inquiétude de ses parents, Simona tente de les rassurer. "Maman tu es technicienne, ingénieur ? ici les gens de compétence nous ont assuré que ça n’allait pas s’effondrer. Ne me mets pas le stress."

Le matin du 5 novembre, Simona fait sonner le téléphone de sa mère à 8h40. Une habitude entre elles "pour m'assurer que tout allait bien." Simona avait rendez-vous à 9h30 pour visiter un nouvel appartement, puis à 12h30 avec sa propriétaire pour entamer des démarches d'urgence auprès de l'assurance.

Abdeghani Mouzid, lui, a envoyé un mail à son propriétaire le deux novembre. Comme la plupart de ses voisins, il a des difficultés à ouvrir et fermer la porte de son appartement. L'un des signes avant-coureur de l'effondrement, selon les experts. Abdelhamid écrit "je suis prisonnier d’un appartement dans un immeuble qui tombe en ruine sans aucune possibilité de fermer à clef quand la nécessité d’en sortir s'en ressent". Il dit n'avoir reçu aucune réponse, ce que dément son propriétaire.

Le 5 novembre au matin, Abdelghani décide de filmer l'état de la cage d'escalier, les fissures, le mur d'entrée qui s'effondre et de les montrer au syndic Liautard, dont les locaux se situent à quelques centaines de mètres. "Je craignais d'être atteint par la peur que ça s'effondre, et mes voisines avaient déjà alerté. Alors, je voulais avoir une preuve matérielle de l'état de l'immeuble."

Il sort de chez lui à 8h52. A 9h07, il est dans une rue parallèle à la rue d''Aubagne quand il voit un "nuage de fumée noire". Il fait demi-tour pour constater que son immeuble s'est effondré.

Un ruban vert en soutien aux victimes

Sur les bancs des parties civiles, ces récits sont particulièrement difficiles à entendre. "On savait à quoi s'attendre, mais de le vivre, c'est pire", confie Linda, la cousine de Chérif. Elle est appelée à témoigner le mercredi 20 novembre mais assiste à toutes les audiences.

Dans le public, certains et certaines abordent un ruban vert, signe de soutien aux familles des victimes. Des petits gestes de solidarité se mettent en place. Une femme glisse un coussin à Mariella, la mère de Simona. Un autre propose un trajet en voiture à la famille Lalonde.

Certains peinent à retenir leurs larmes, de tristesse ou de colère. "Je savais tout ça. Mais de l'entendre raconter par les familles ...", glisse Anik Chaillé, membre du collectif du 5 novembre qui organise la mobilisation contre le mal logement depuis les effondrements. " J'ai le cœur qui déborde de haine pour tous ces gens qui savaient et qui n'ont rien fait."

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