Le couple de résistants doit entrer au Panthéon ce mercredi. Missak et Mélinée Manouchian font partie des 60 000 arméniens débarqués à Marseille entre 1922 et 1927. Récit.
"Je suis toujours un garçon ivre du rêve de papier et de livres, Je m’en vais mûrir au travail de la vie et du savoir." Le jeune Missak Manouchian a 18 ans quand il commence l'écriture d'un poème, Vers la France. Il vogue alors sur la Méditerranée, à bord de La Cordillière. Quelques jours plus tôt, il a abandonné l'orphelinat de Beyrouth où il vivait avec son frère, Garabed. Il débarquera à Marseille, sa destination, le 16 septembre 1924. Cent ans plus tard, il entre au Panthéon, mercredi 21 février.
Missak et sa compagne Mélinée sont tous les deux des rescapés du génocide arménien. Entre 1915 et 1923, 1,5 millions de personnes ont péri suite à des massacres et des famines organisées par le pouvoir ottoman, sur l'actuel territoire de la Turquie.
"Le père de Missak Manouchian est tué en 1915 et sa mère probablement morte de faim", explique Houri Varjabedian, bénévole pour l'association Aram. L'organisation, basée à Marseille se bat pour la recherche et l'archivage de la mémoire arménienne. Houri Varjabedian a également collaboré comme éditrice et traductrice sur des textes de Mélinée Manouchian, rassemblés dans une biographie, Manouchian, publiée en novembre dernier aux éditions Parenthèses.
"La noire condition d'orphelin"
L'ouvrage relate l'enfance de Missak "tissée de misère et de privations la noire condition d’orphelin", selon les propres mots du jeune homme. Comme son frère et des milliers d'autres enfants, il est d'abord placé dans une famille turque. "C'était une façon de les faire travailler, mais aussi de les 'turquifier', de leur faire oublier l'arménien." Il est ensuite transféré dans un orphelinat à Aïntad, toujours en Turquie.
Mais face à la recrudescence des violences contre les arméniens, les enfants sont emmenés au Liban. Là Missak rencontre Krikor Bogharian, un professeur qui lui apprend l'arménien et le français. Le garçon prend goût à l'écriture et à la lecture. Et se forme à la menuiserie.
"Missak et son frère n'ont pas les moyens d'aller à l'université, et à l'orphelinat, on sait que les enfants doivent apprendre un métier pour survivre, peu importe le pays où ils se trouvent", raconte Houri Varjabédian.
En 1924, Missak embarque sur une ligne régulière des Messageries maritimes, l'une des plus importantes compagnies maritimes de l'époque. Le Cordillère traverse la Méditerranée et conduit le garçon de Beyrouth à Marseille. Il n'y restera que quelques jours. "Il sait qu’il ne va pas facilement y trouver du travail, car il y a déjà beaucoup de réfugiés arméniens à Marseille". Entre 1922 et 1927, ils sont plus de 60 000 à débarquer.
Le choc de la découverte de la condition ouvrière
Garabed est arrivé quelques semaines plus tôt et a trouvé du travail dans le Var, à la Seyne-sur-Mer, aux Forges et chantiers de méditerranée. Missak réussit l'entretien d'embauche. Grâce à sa formation à l'orphelinat de Beyrouth il sera assistant menuisier.
Les deux frères vivent dans "les baraquements chinois", des logements sommaires construits par des ouvriers chinois pour l'armée française. Le registre des FCM, conservé aux Archives de la ville de La Seyne-sur-Mer, garde la trace du passage des frères Manouchian.
"C'étaient des conditions de vie très difficiles, explique Houri Varjabedian, c'est là qu'il prend conscience de la condition ouvrière." Les deux jeunes hommes rêvent de Paris. "Pour eux, la France, c'est Victor Hugo, Lamartine, la France de la culture qu’ils ont lue dans les livres."
Le 16 juin 1926, Missak est forcé de quitter son poste au FCM, pour "manque de travail", et part s'installer à Paris. Alors qu'il laisse le Sud de la France, Mélinée débarque à son tour à Marseille. Elle aussi a perdu son père dans le génocide. Sa mère la place dans un orphelinat pour la protéger. En 1922, elle a connu un premier exil vers la Grèce.
À Marseille, elle est placée à l'école Tebrotzassere, dans le quartier de la Capelette. Cette établissement franco-arménien est ensuite transféré à Paris et est toujours en activité. "Malheureusement il n'en reste plus de trace à Marseille, le bâtiment a été détruit", déplore Houri Varjabedian.
Missak et Mélinée se rencontrent en 1934 à Paris, alors qu'ils militent tous les deux au comité de secours pour l'Arménie (HOC). En 1936, ils se marient. À peine quelques années de bonheur avant que l'histoire ne les rattrape.
Missak s'engage d'abord pour aider les républicains espagnols, en guerre contre les troupes de Franco, le futur dictateur. Son engagement le conduit régulièrement à Marseille "il a réussi à mobiliser les dockers arméniens pour envoyer de l'aide en Espagne", précise Houri Varjabedian.
L'impossible retour à Marseille
Alors que Hitler accède au pouvoir, le couple se mobilise pour éviter un nouveau génocide. Missak et Mélinée rejoignent la résistance. Elle transporte des armes, lui rejoint les Francs-tireurs et partisans - Main-d’œuvre immigrée (FTP-MOI), l'unité de résistance communiste qui conduit la lutte armée en région parisienne. Il en prend la tête en 1943.
Missak et Mélinée sentent l'étau de la Gestapo se resserrer autour du "groupe Manouchian". "Ils espèrent alors se mettre au vert, à Marseille, où ils ont des amis résistants. c'était vraiment un rêve pour eux", insiste Houri Varjabedian.
Ils n'en auront pas le temps. Missak Manouchian et son groupe de résistants sont arrêtés. Vingt-trois d'entre eux sont condamnés à mort par la cour martiale allemande. Le 21 février 1944, Missak Manouchian est fusillé au Mont-Valérien.
De son passage à Marseille il reste un buste de bronze, érigé au-dessus du Vieux-Port. L'endroit où Missak Manouchian, l'orphelin arménien, a débarqué du Liban, des rêves de minot plein la tête : "Je veux goûter la lumière de la sagesse, le vin de l’art. Et dans le grand combat de la vie remporter des lauriers précieux."