Dimanche, ils étaient 2.500 sur le Vieux-Port en hommage à Samuel Paty, mort décapité deux jours plus tôt. Parmi eux : Hélène Ohresser, professeure d'histoire dans les quartiers nord de Marseille, Laurent Tramoni, syndicaliste Snes-FSU, et Hamza Bensatem, jeune étudiant musulman.
"On leur dit parfois de regarder par la fenêtre pour s’évader !" sourit Hélène Ohresser en parlant de ses élèves. Depuis plus de 20 ans, elle enseigne l’histoire et la géographie à Saint Exupéry, le seul lycée général et technologique des quartiers nord de Marseille. Situé en haut de la colline Saint-Louis, il surplombe le port de l’Estaque et offre une vue incroyable sur la mer.Pendant longtemps, ce lycée, qui compte 1.800 élèves, a été classé en ZEP, zone d’enseignement prioritaire. Mais il vient de perdre ce statut au mois de septembre 2020 et, par conséquent, tous les moyens attribués pour alléger les classes et enseigner dans des conditions plus favorables.
L’enseignante de 50 ans s'indigne : "Ça me met en colère car on a justement besoin de ces moyens pour lutter contre la radicalisation. Il faut prendre le mal par la racine et agir face à l’abandon des quartiers populaires. Car dans nos classes, on récupère des gamins qui vivent dans la misère et sans espoir. C’est compliqué !"On est au front mais on ne nous arme pas. Pire encore, on nous désarme
C’est l’effroi et l’abattement qui l’ont emportée vendredi soir, après le drame de Conflans-Saint-Honorine. Surtout quand elle a eu connaissance du profil de l’assaillant : "un gamin qui a l’âge de mes élèves !"
Elle était présente dimanche après-midi sur le Vieux-Port, aux côtés des 2.500 autres enseignants. C'est la mobilisation et l’émotion qui ont, cette-fois, prédominé.
Béret sur la tête et lunettes de soleil, Laurent Tramoni, professeur dans le collège du Vieux-Port à Marseille et syndicaliste Snes-FSU, était lui aussi présent "en soutien à cet homme courageux qui a enseigné la liberté d’expression".Ce rassemblement signifie l’affirmation de toute une profession qui n’entend pas s’auto-censurer ni céder à la pression car elle est consciente de son rôle social décisif envers les jeunes.
Pancartes à la main et affiches collées sur le dos de quelques vestes en jean, la foule s’est déplacée jusqu’à la préfecture. "L’esprit critique est la plus belle chose qu’on puisse donner à nos élèves car ils vont le garder toute leur vie" pouvait-on lire et entendre.
Vous pouvez me cracher au visage, ce sera la même chose !
De toute sa carrière, Hélène Ohresser n’a connu qu’une seule situation délicate, comme celle qu’a vécue Samuel Paty dans son cours d’histoire avant d’être sauvagement décapité."Ça m’est arrivée il y a une quinzaine d’années. J’enseignais au lycée Diderot dans une classe de seconde. Au moment de projeter des caricatures de Mahomet (ndlr : celles de douze dessinateurs, parues en 2005 dans le quotidien danois Jyllands-Posten), les élèves m’ont envoyée un refus total de voir ces images jusqu'à même me supplier" se souvient-elle.
"Vous pouvez me cracher au visage, ce sera la même chose !" lui a répondu un élève. "Je vais devoir dire à ma famille ce que j’ai vu et c’est impossible !" lui a rétorqué un autre.
L'enseignante n’a donc jamais diffusé ces images. "J’ai compris que c’était une insulte pour eux.
Ce que je retiens, c’est que ça a justement donné lieu à un débat ouvert avec eux, tout aussi intéressant", conclut-elle.Plus tard, je me suis posée la question : tu as cédé ou tu les as écoutés ?
Hamza Bensatem, lui, s’est interrogé sur la question du blasphème et de l’image de l'Islam, il y a six ans, après le meurtre par décapitation du randonneur français Hervé Gourdel par un groupe djihadiste algérien.
Élève en terminale à cette époque, il se souvient d’un "déferlement de violence envers les musulmans". Il lance alors dans la foulée le collectif #NotInMyName (#PasEnMonNom) qui compte aujourd’hui près de 20.000 membres sur les réseaux sociaux.
Objectif : montrer une image positive de sa religion.
Le drame de Conflans l’amène aujourd’hui à réfléchir sur de nouvelles actions "sous la forme de rassemblements ou de rencontres entre imam et élèves pour travailler sur les questions de la liberté d’expression et du blasphème".
Selon lui, "il y a un gros problème concernant l’appréhension de la religion au sein des élèves eux-mêmes.
Le discours assez haineux de certains contraste avec celui plus tolérant d’autres. On se demande dans quel camp on est.
Hamza Bensatem tient à nous parler d’une anecdote marquante : "Mon cousin, qui effectuait sa scolarité au lycée Saint-Louis (Marseille 15ème) avait marché avec moi pour Charlie en 2015. En classe, après que son professeur l’ait félicité parce qu’il l’avait vu à la télévision, ses camarades ne l’ont pas lâché : “T’as pas honte?” lui reprochant de soutenir un mouvement qui a "insulté l’Islam".
Cette fois, il a marché pour Samuel Paty "en soutien aux enseignants, aux jeunes et à la religion musulmane qui va subir une montée d’insultes islamophobes sur les réseaux sociaux.
"Le problème se trouve surtout à l’extérieur de l’école, on manque de centres sociaux, il n’y a pas assez de moyens pour les accueillir donc ils errent dans la rue et ceux qui viennent se soucier d’eux, ce sont les religieux" poursuit-il.On est tous dévastés, musulmans comme non musulmans.
Leurs attentes du gouvernement : "plus de moyens"
En conseil de défense, le gouvernement a annoncé un "plan d'action" dès cette semaine contre "les structures, associations ou personnes proches des milieux radicalisés" et qui propagent des appels à la haine et à la violence pouvant encourager les attentats.Le président Emmanuel Macron a promis des réponses rapides aux inquiétudes de la communauté éducative très secouée. Il entend ainsi renforcer la sécurité dans les établissements scolaires dès la rentrée après les vacances de la Toussaint.
"C’est une bonne chose mais vu le nombre d’établissements concernés, on a du mal à croire que ce soit plus qu’un effet d’annonce", rétorque Laurent Tramoni, secrétaire académique du Snes-FSU.
"Nous, ce que nous attendons, c’est que les équipes pédagogiques aient les moyens pour faire remonter les problèmes à la hiérarchie mais surtout les supports nécessaires pour parler de ce drame à nos élèves dans 15 jours. Ça ne doit pas rester sans analyse !" poursuit-il.
"Par contre, je sais qu’à la rentrée, je vais devoir en parler à mes élèves et leur dire que ce ne sont pas des terroristes. Depuis vendredi soir, certains m’envoient des mails pour m’apporter leur soutien et parce qu’ils craignent d’être vus autrement. La première chose que je vais faire, c’est donc de les rassurer" affirme Hélène Ohresser.Personnellement, ça ne va rien changer à ma manière d’enseigner.
Ce qu'elle attend des politiques, "ce ne sont pas des représailles ni des flics devant les établissements mais des assistantes sociales plus nombreuses car elles ont un pied dans les familles et elles savent ce qui s’y passe".
C’est donc surtout sur des questions de politique de la ville, ou de soutien aux associations laïques par exemple, que nous attendons des réponses" lance le professeur de mathématiques."26 heures en classe, c’est une goutte d’eau dans la vie sociale et personnelle d’un élève. On a réduit le temps scolaire mais ça, c’est une préoccupation qui vient des milieux privilégiés qui peuvent offrir des activités sportives et culturelles à leurs enfants. On ne s’est pas rendu compte qu’on abandonnait des élèves issus de milieux populaires, livrés à eux-mêmes.
Dans les quartiers nord, l'école Saint-Exupéry, accrochée à un flanc de colline qui surplombe la ville de Marseille, est "le seul bastion des jeunes des quartiers populaires. Le dernier château fort, leur lieu de refuge. Ils ont des adultes à leur écoute, ils s’y sentent à l’abris et ça doit le rester" conclut la professeure d'histoire, qui se trouvait en tête du cortège pendant toute la durée du rassemblement.