Lors du procès des viols de Mazan, Dominique Pélicot et les 50 autres accusés ont été jugés coupables en première instance. Les peines varient de trois ans de prison, dont un an ferme, à 20 ans de prison ferme. Entretien avec l'historienne Christelle Taraud.
Après quatre mois d'audience, le procès de Mazan a pris fin le 19 décembre 2024, au tribunal d'Avignon. Le jour du verdict, près de 180 médias, dont 86 médias étrangers, sont accrédités pour couvrir le jugement. Alors, ce procès peut-il devenir un tournant historique ? Christelle Taraud, spécialiste de l'histoire des femmes, du genre et des sexualités, apporte son éclairage.
France 3 : Est-ce que ce procès peut entrer dans l'Histoire ?
Christelle Taraud : On ne sait pas encore, même si par sa couverture médiatique, nationale et internationale, il offre déjà un cadre exceptionnel. Pour devenir historique, un procès doit notamment entraîner un changement des mentalités et des pratiques. Dans la justice, par exemple, il faut une réforme du traitement des violences sexistes et sexuelles, en s'inspirant par exemple de ce qui est fait au Canada. Dans leurs tribunaux, les magistrats ne s'intéressent pas aux actions de la victime, à son comportement ou à la tenue qu'elle portait, mais à ce que l'agresseur lui a fait.
Les avocats en France doivent-ils changer leur façon de plaider ?
Absolument, car, en France, on est plutôt chez certains avocats dans une défense de démolition, alors même que des agresseurs nient en bloc ou relativisent les accusations. Ces attitudes, confortées par la défense, inversent le régime de responsabilité : la victime devient coupable et le coupable la victime. Il faudrait plutôt aller vers une défense de réparation, où les avocats devraient convaincre leurs clients de plaider coupables, pour qu'ils puissent réfléchir à leur manière de réparer les souffrances causées aux victimes et à leurs co victimes, leurs proches.
Dans ces procès comme dans les affaires d'inceste, la majorité des victimes veulent être reconnues en tant que telles. C'est insupportable d'entendre le coupable dire que ce n'est pas vraiment sa faute, accepter qu’il soit infantilisé ou déresponsabilisé. C'est aussi un problème, car, quand il est emprisonné, il peut ressentir un sentiment d'injustice puisqu’il est convaincu de ne pas être coupable. Cela peut accentuer sa haine des femmes, et, à sa sortie, il peut commettre le même crime en pire, par exemple associer le viol au féminicide, comme ce fut le cas avec Philippine.
Les magistrats doivent-ils aussi réfléchir à leurs pratiques ?
Il faut des formations pour les magistrats aux violences sexistes et sexuelles, des juges d'instruction à ceux présents au procès. C'est une volonté partagée par certains d’entre eux, par exemple par Gwenola Joly-Coz, la présidente de la cour d'appel de Tahiti, qui a lancé l'association Femmes de justice. Dans ce procès, je regrette que les expertes féministes n'aient pas été convoquées à la barre, alors que ce sont nos concepts qui ont été utilisés dans le prétoire, et que nous sommes les plus à même de produire une analyse pertinente sur la question des violences faites aux femmes. Il y a des experts pour tout, mais notre expertise n'est pas reconnue comme légitime par la justice.
Dès la qualification des faits, les intellectuelles féministes auraient pu intervenir, pour requalifier ceux-ci en tentative de féminicide par Dominique Pélicot. En utilisant le concept que j’ai forgé de "continuum féminicidaire", on s'aperçoit en regardant les différents éléments de l'affaire qu'il y a de la violence féminicidaire. On constate l'utilisation d’un cocktail de produits à des doses létales, c'est de la violence physique. Cela constitue aussi une attaque psychologique massive, puisque cette quantité de médicament donne l'impression à Gisèle Pelicot de dérailler, ce qui permet à Dominique Pélicot de la faire passer pour folle. S’ajoute à cela un contrôle coercitif qui l’isole, la désocialise. Le procès est passé à côté de toutes ces questions, sans parler de la culture de l'inceste. Ce dont parle Caroline Darian.
En montrant des auteurs de violences sexuelles comme des hommes ordinaires plutôt que des monstres, cela peut-il faire changer les mentalités ?
Oui, si le jugement produit un électrochoc qui permet un changement des pratiques et des imaginaires. Longtemps, les féministes ont prêché dans le désert en soulignant que les agresseurs étaient des hommes ordinaires, que la culture du viol était banale, banalisée et aboutissait à des régimes d’impunité peu contestés. Néanmoins, seul, le procès de Mazan ne sera pas suffisant. Je pense par exemple à cet avocat qui provoque et insulte les féministes en particulier, et les femmes en général, à la sortie du tribunal, c'est un comportement tellement misogyne. C’est insupportable, inacceptable.
Pour parvenir à un vrai changement, il faut un long processus d'éducation, faire disparaître les différences, dans l’ensemble des domaines de la vie, au sein de la société, entre les hommes et les femmes. Cela doit venir de partout, chaque femme, chaque homme peut être une insurrection, mais il faut aussi une grande modification sociétale, dans le sport, l'école, la culture, etc. L'État doit être engagé, mais on ne peut pas se reposer seulement sur lui, car en tant que structure patriarcale, il ne changera que sous la contrainte, par exemple d'associations féministes.
La Justice a tranché dans l’affaire de Mazan.
— Anne GENETET (@AGenetet) December 19, 2024
Gisèle Pelicot a mené ce combat avec une résilience qui force le respect et l’admiration. Elle incarne le courage de toutes celles qui, parfois dans l’ombre et le silence, luttent pour leurs droits et pour que Justice soit faite.
Ce…
Gisèle Pélicot peut-elle devenir une figure féministe historique ?
Elle n'est pas à la base féministe, contrairement par exemple à Gisèle Halimi. Donc les féministes peuvent se réapproprier sa figure, mais c'est à elle de voir si elle veut le devenir. Néanmoins, elle a fait du chemin depuis le début de l’affaire. Pour elle, la prise de conscience a été d’une brutalité extrême. Ses prises de position sont le reflet de cette évolution, dans la douleur. Quand on l'entend dire que c'est un combat contre le patriarcat, cela montre que nos idées progressent. Et malgré l’horreur de ce procès, cela au moins est réjouissant.