C'est un scandale qui avait défrayé la chronique en 2018. Dans l'Ain, plusieurs enfants sont nés avec une malformation. Mais au bout de quelques mois, et malgré d'autres cas déclarés en France, l'affaire s'est dégonflée. Une bande dessinée paraît ce jeudi 16 mars. Ses auteurs dénoncent "déni sanitaire" et mépris des pouvoirs publics.
La bande dessinée signée Mélanie Déchalotte et Pierrick Juin va-t-elle faire ressurgir un dossier sensible ? Le scandale des bébés sans bras. Dans cette enquête, les deux auteurs ont rencontré les principaux protagonistes : familles, avocats, experts scientifiques, responsable du Remera. Dessin après dessin, ils exhument un scandale sanitaire et pointent du doigt les autorités sanitaires. Une affaire presque tombée dans l'oubli après la crise Covid.
L’ouvrage, publié aux éditions Les Échappés, sort en librairie ce jeudi 16 mars.
Une BD pédagogique
"Bébés sans bras, un déni sanitaire". C'est leur première BD, un travail journalistique réalisé à quatre mains. Mélanie Déchalotte et Pierrick Juin ont voulu parler de cette affaire qui a fait couler de l'encre en 2018 et qui, peu à peu, a disparu des radars. Un travail d'enquête et une plume incisive, parfois grinçante, avec la volonté de rendre compréhensible du grand public des concepts complexes. Le tandem s'est attelé à un travail poussé de vulgarisation. Mélanie Déchalotte a avalé, digéré des kilos de littérature scientifique et de rapports d'experts. Un travail "faramineux" pour le duo. La difficulté a été de trouver la bonne formule pour restituer ces notions. Mais pourquoi s'être penché sur ce dossier aujourd'hui ?
"J'ai connu l'affaire en 2018, comme tout le monde, par cette grande couverture médiatique. Et j'ai été frappée par la débauche de moyens convoqués par les autorités de santé, non pas pour connaître la vérité sur cette affaire, mais pour discréditer Emmanuelle Amar", explique d'entrée Mélanie Déchalotte. "Je me suis aussi demandé ce qu'étaient devenues ces familles et le Remera". Emmanuelle Amar est la responsable de ce registre indépendant.
Un scandale qui commence dans l'Ain
Tout est parti en janvier 2010 de l'alerte d'un médecin généraliste de Pont d'Ain. Le Docteur Laurin constate alors parmi ses patientes quatre naissances de bébés atteints d’une agénésie transverse du membre supérieur. Des femmes qui vivent à proximité les unes des autres. Ces cas étaient concentrés sur un rayon de moins de 20 kilomètres, autour du village de Druillat.Le généraliste s’en remet alors à Emmanuelle Amar, épidémiologiste et directrice du Registre des malformations en Rhône-Alpes (Remera). Cet organisme est en charge du recensement des malformations dans la région.
Le scandale éclate finalement en septembre 2018 après un article du Monde évoquant trois clusters d'enfants nés sans bras en France. En Rhône-Alpes, le Remera avait pourtant tiré la sonnette d'alarme à plusieurs reprises depuis 2011 sur la situation aindinoise. Sans succès. S'en suivent trois rapports publiés par Santé Publique France, "cousus de fil blanc", et pas de réelles investigations sur le terrain, selon les enquêteurs.
Dans le département de l'Ain, ce sont huit cas de bébés atteints d'agénésie transverse des membres supérieurs (ATMS) qui ont été recensés entre 2009 et 2014. D'autres cas ont été signalés en Loire-Atlantique (3 entre 2007 et 2008 dans le secteur de Mouzeil) et dans le Morbihan (4 entre 2011 et 2013, à Guidel).
Des familles résignées
Pour les parents, ces cas ne sont pas le fruit du hasard. Les deux plaintes pour "mise en danger de la vie d'autrui", déposées par des mamans ont été classées sans suite en mars et en décembre 2022, par le pôle de santé publique du parquet de Marseille pour l'une, et celui du parquet de Paris pour l'autre.
Dans l'Ain, c'est Axelle, la mère du petit Louis, qui a tenté de porter l'affaire devant la justice en déposant plainte en 2019. Les familles de ces enfants nés avec une malformation d'un membre supérieur sont aujourd'hui désemparées.
Dans l'Ain, ces familles sont complètement résignées. Elles sont résignées mais malheureuses. Elles ne sont pas outillées pour comprendre le Novlangue des agences de santé. Mais elles ont conscience que cette affaire, c'est le pot de terre contre le pot de fer.
Mélanie Déchalotte
Même en Bretagne où les familles concernées sont très engagées, notamment médiatiquement, il est tout aussi compliqué de "se rebeller contre l'Etat", selon la journaliste. "C'est une étape difficile. Les familles ont peur qu'en portant plainte, on considère leurs enfants comme un préjudice. Elles ont aussi la volonté de protéger leurs enfants. C'est ce qui les empêche d'aller plus loin. Et les agences de santé en ont conscience", ajoute-t-elle. D'autant que porter un combat de cette nature suppose, "une grande puissance financière", en plus d'une "puissance psychologique", d'énergie et de disponibilité.
Malgré la médiatisation de l'affaire et des investigations menées à la demande du gouvernement, aucune explication n'est à ce jour donnée aux familles sur la cause de ces malformations. L'affaire pose toujours question.
Eau, pesticides : de nouvelles pistes
Dans cette enquête illustrée, Mélanie Déchalotte et Pierrick Juin ont creusé les pistes envisagées par différents spécialistes pour expliquer ces concentrations de cas d'agénésie dans ces zones rurales : la contamination de l’eau, ainsi que la diffusion de pesticides et de métaux lourds. Des experts qui ont croisé les données, recensé l'usage de pesticides achetés par les agriculteurs...
"Ce sont des pistes proposées par des experts engagés bénévolement. Ces études pertinentes auraient pu permettre - peut-être pas de connaître la vérité - mais au moins de laisser des portes ouvertes pour comprendre", explique la journaliste.
L'enquête évoque aussi la piste du trafic de produits phytosanitaires. Parmi les autres questions abordées par les auteurs de la BD, celle des seuils réglementaires de substances phytosanitaires présentes dans les eaux, de l'effet cocktail...
Il ressort de cette enquête que l'affaire des bébés sans bras n'est pas uniquement un scandale sanitaire. C'est à la fois "une affaire de santé, d'environnement et une affaire politique". Dans le collimateur : le Remera.
C'est toujours la même chose, on discrédite toujours les lanceurs d'alerte.
Mélanie Déchalotte
Pour la journaliste, les autorités de santé ont participé à "une décrédibilisation totale du Remera", pointant du doigt des autorités sanitaires volontairement jargonneuses. Passer par la bande dessinée avat aussi vocation à "rendre accessibles les zones d'ombre", à traduire "le langage abscond et manipulatoire" des agences de santé auprès du grand public. Né en 2006, le Remera a perdu des subventions. Est-il aujourd'hui menacé de disparaître ? La journaliste n'écarte pas la volonté politique "d'étouffer" ce registre indépendant, unique en France.