ENTRETIEN. Attaque au couteau à Annecy : "Les bébés ont des répercussions psychologiques plus fortes que les adultes"

Les tout-petits ont-ils une mémoire traumatique ? Peuvent-ils être choqués ? Comment accompagner un bébé victime d’un évènement violent ? Après l’attaque au couteau survenue à Annecy qui a fait six blessés, dont quatre enfants en très bas âge, la docteure en psychopathologie Hélène Romano donne des pistes pour mieux prendre en compte les traumatismes chez les bébés.

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"Il est tout petit, il ne s’en rappellera pas". Hélène Romano a souvent entendu cette phrase, qui continue de la faire bondir. Docteure en psychopathologie, elle est l’une des rares spécialistes en France à s’être spécialisée dans l’étude des traumatismes chez les bébés.

Après l’agression au couteau survenue à Annecy, qui a failli coûter la vie à quatre enfants en bas âge, la spécialiste lyonnaise a accepté de répondre aux questions de France 3 Alpes.

France 3 Alpes : quatre enfants âgés de 2 à 3 ans ont été hospitalisés entre la vie et la mort, après avoir été poignardés par un homme. Est-ce qu’à cet âge-là, les petits ont conscience de l’attaque qu’ils ont subie ?  

Hélène Romano : Les tout-petits n’ont pas une conscience comme l’adulte, mais ça ne veut pas dire qu’ils ne souffrent pas. On a fait des études sur des bébés qui ont failli mourir, et elles montrent que ces bébés ont des répercussions psychologiques plus fortes que les adultes, ils sont plus anxieux.

France 3 Alpes : vous voulez dire que, lors d’un évènement violent, les bébés peuvent être plus traumatisés que des enfants ou des adolescents ?

Hélène Romano : Oui, ils sont plus touchés psychiquement car, en plus de leur propre douleur physique, ils sont sensibles à l’effondrement de leur monde. Ils assistent à l’angoisse des parents, se retrouvent à l’hôpital, perdent tous leurs repères. Et ils n’ont pas les capacités neurologiques de comprendre ce qu’il se passe. Alors qu’un adolescent pourra plus facilement prendre du recul et comprendre que ce qu’il vit est anormal, et que ça ne se reproduira pas. Cet épisode permet de rappeler que ce n’est pas parce qu’on est un bébé qu’on n’est pas marqué.

France 3 Alpes : est-ce que le traumatisme des bébés est suffisamment pris en compte lors d’un évènement violent comme celui qui s’est produit à Annecy ?

Hélène Romano : Non, malheureusement et c’est la double peine pour les bébés. On a longtemps pensé qu’ils étaient protégés par le fait qu’ils ne comprenaient pas, mais ils sont d’autant plus blessés psychiquement car ils sont mis de côté. On l’a vu pendant la pandémie. Les bébés nés à ce moment-là n’ont pas été la priorité des autorités, car on a du mal à se dire qu’ils peuvent être blessés. Mais lorsqu’ils sont entrés à l’école, de nombreux troubles sont réapparus une fois qu’ils étaient en âge de comprendre ce qu’il s’était passé. C’est un fait que l’on a aussi constaté avec les bébés victimes de tsunamis ou d’attentats : ce sont eux qui ont le plus de séquelles cinq ans plus tard.

France 3 Alpes : quels conseils donneriez-vous à un parent dont le bébé a subi un traumatisme ?

Hélène Romano : les protocoles mis en place ne sont pas les mêmes si les parents étaient présents lors de l’évènement ou non. Lorsque les parents ont été témoins directs de l’accident ou de l’agression, ils sont souvent très marqués par une culpabilité de ne pas avoir pu protéger leur enfant. Donc il faut leur expliquer leur réaction, pour qu’ils comprennent que leur comportement au moment des faits avait du sens, même s’ils sont restés sidérés.

Si les parents n’étaient pas présents, il faut leur dire qu’il est important de parler au bébé. Eux seront tentés de lui dire "c’est fini, tout va bien maintenant, on n’en parle plus". Mais c’est faux. Il faut absolument expliquer pour prévenir de futurs troubles. Quand les bébés deviennent grands, ils expliquent que c’est le silence qui les a fait souffrir, notamment le fait de voir leur vie bouleversée sans qu’on ne leur dise rien. Les adultes ne prennent pas assez soin des bébés par rapport aux traumatismes. C’est faux de dire qu’ils sont préservés car ils sont petits. Ils comprennent et les séquelles sont majeures. Les bébés sont doublement blessés, car les adultes ont du mal à comprendre qu’ils puissent être touchés. Ça nous rassure de penser qu’ils ne comprennent pas.

France 3 Alpes : il faut donc expliquer les choses, même à un bébé de moins de deux ans ?

Hélène Romano : On sait que les tout-petits peuvent être très marqués par ce qu’ils ont vu. Il ne faut pas donner de détails, mais expliquer les blessures, le contexte. Que l’enfant soit âgé de deux ans ou de six mois, il faut expliquer, il faut parler pour temporaliser le récit. Si on en parle dès le départ, c’est plus facile de l’aborder dans le futur. Beaucoup de parents se disent "on verra plus tard pour en parler" mais il n’y a jamais de bon moment, c’est toujours trop tard. Il ne faut pas qu’il y ait de secret.

France 3 Alpes : et comment accompagner les enfants et adolescents qui n’ont pas été blessés physiquement, mais qui ont été témoins de cette scène d’horreur ?

Hélène Romano : même si la question administrative ne semble pas être une priorité après un évènement pareil, il faut absolument faire une déclaration d’accident de la vie à son assurance. Car c’est une blessure psychique qui ne se voit pas, et si jamais dans quelques années, ces enfants ont besoin d’une aide médico-psychologique, ils seront pris en charge.

Chez ces impliqués indirects, la blessure est invisible. Mais le fait d’avoir vu et entendu peut vraiment les impacter et créer une cicatrice psychologique très durable. Il ne faut pas les forcer à parler, mais il faut expliquer la situation. Ces enfants ont une capacité de parler et de mise en mémoire différente d’un tout-petit. Ils peuvent se représenter les choses comme la police, la prison. Ils savent que le méchant n’est pas dehors et qu’il a été arrêté. Ces enfants-là peuvent plus facilement retourner au parc pour mettre une image positive sur ce lieu. Contrairement aux bébés, ils ont les ressources pour mobiliser des souvenirs positifs.

Enfin, il faut surveiller les séquelles psychologiques sur le long terme. Les cellules d’écoute, c’est bien au début, mais ça ne dure pas. À la rentrée prochaine par exemple, il n’y aura plus rien à disposition des lycéens qui étaient présents dans le parc. Donc il ne faut pas oublier que cette plaie est invisible, et qu’elle peut se rouvrir à n’importe quel moment, même dans quelques années.

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