Ce fut le vaisseau-amiral de l'empire automobile Fiat. Née il y a un siècle, près de son centre historique, l'usine du "Lingotto" reste le symbole de la ville/usine qu'était Turin au siècle dernier. Mais pas seulement. Révolutionnaire par son architecture, son grand corps de près de 500 mètres de long abrite désormais de nouveaux trésors.
Nous sommes le 22 mai 1923. Il règne une grande agitation sur la Via Nizza, l'une des grandes artères qui partent du cœur historique de Turin depuis la gare de Porta Nuova. Et pour cause ! Pour couper le ruban de l'usine géante à peine sortie de terre, c'est le roi Victor Emmanuel III lui-même qui s'avance, accompagné de son alter ego (industriel) : le sénateur Giovanni Agnelli, le puissant patron/fondateur des automobiles FIAT (Fabbrica Italiana Automobili Torino)... en grand uniforme fasciste.
La naissance du "travail à la chaîne"
C'est que le régime instauré par Mussolini, arrivé seulement au pouvoir quelques mois plus tôt, est encore en pleine période d'affirmation. De nombreuses poches de résistance démocratique menacent toujours son hégémonie. Et Turin est l'une d'entre elles. Avec des luttes syndicales qui agitent le monde ouvrier, déjà fortement représenté dans la capitale piémontaise.
Alors, ils sont tous là, les hiérarques du fascisme : comme en démonstration du nouvel ordre mondial qu'ils entendent représenter.
"Le Lingotto a été la première usine géante construite en Europe. La première aussi à appliquer à la lettre les théories du Fordisme, avec la mise en place de chaînes de montage", explique Sergio Pace, professeur d'histoire de l'architecture à l’École Polytechnique de Turin.
"Cela constituait une vraie révolution. Depuis sa naissance en 1899, la production d'automobiles FIAT était réalisée dans différents ateliers disséminés dans la ville. Pour la première fois, toutes les étapes de la construction des voitures étaient rassemblées dans un lieu unique".
Une révolution architecturale saluée par Le Corbusier
Rapidement, l'établissement de la Via Nizza devient aussi l'un des principaux exemples de ce que l'architecture italienne conçoit de plus moderne. Au point de séduire Le Corbusier, en personne.
"Quand en 1924", explique encore le professeur, "il publie la seconde édition de son best-seller mondial 'Vers une architecture', il n'hésite pas à joindre à ses démonstrations de nombreuses photos du Lingotto, comme exemple à suivre du rationalisme architectural."
La "star" de l’architecture viendra même une décennie plus tard visiter le Lingotto. Il le qualifiera alors de véritable, "document témoin pour l'urbanisme".
Témoin de "Turin, ville usine"...
Une vocation de témoin qui vaut aussi pour l'évolution du territoire qui entoure l'édifice. Nul bâtiment ne symbolise mieux le passage de l'ère de la ville usine, à celle de la Turin post-industrielle.
Car il faudra attendre 1982 pour que la dernière voiture sorte des chaînes du Lingotto. Presque 60 ans, durant lesquels l'écho d’une guerre mondiale, l'avènement de la société de consommation, les luttes pour de meilleures conditions de travail, et même les "années de plomb" du terrorisme italien auront fait souvent trembler les murs de l'édifice... Sans toutefois jamais l'abattre.
Là où autrefois, des milliers d'ouvriers assemblaient frénétiquement des composants de moteurs ou des éléments de carrosserie, des promeneurs font à présent du lèche-vitrines, vont au restaurant, écouter un concert à l'auditorium, ou encore montent jusque sur la grande piste d'essais des voitures pour admirer les chefs-d’œuvre de la Pinacothèque Agnelli.
...devenu écrin pour œuvres d'art contemporain
Canaletto, Piccasso, Matisse, Toulouse-Lautrec... L'héritage de la prestigieuse collection Giovanni et Marella Agnelli, le dernier grand patron de FIAT a investi depuis 2002 le toit du Lingotto.
"Une piste ouverte sur la ville et le monde"
Surplombant l'ancienne piste d'essai des voitures, on peut admirer de la tour musée, le jardin voulu par la direction du géant Stellantis, (le nouveau groupe automobile né de l'alliance entre Fiat et Peugeot).
"Cette piste était un lieu connu, mythique même, célébré aussi ; mais elle n'était pas accessible à tous", explique pour sa part, Sarah Cosulich, la directrice du musée.
"Cette piste doit servir à projeter dans l'avenir, à la fois la Pinacothéque, mais aussi le Lingotto, lui-même. Sans jamais oublier que nous sommes ici dans un lieu de production qui a fortement marqué l'histoire de cette ville, les artistes contemporains que nous accueillons dans ce jardin, créent des monuments à ciel ouvert, faits de sons, de lumières, de mots, de vidéos : d'un circuit fermé sur lui-même, ils en font une piste ouverte sur la ville et le monde".
La mort, le Lingotto ne l'a donc jamais connue. Restructuré sous la direction du grand architecte italien Renzo Piano dans les années 90, son grand corps d'un demi-kilomètre a longuement muté pour accueillir de nouvelles activités plus tertiaires. Mais sans celles du groupe Fiat, dont le siège social a déménagé il y a une dizaine d'années. Un départ ressenti alors comme une "petite mort" par nombre de Turinois.
Pas pour le professeur Pace. Pour lui, le Lingotto est tellement lié à l'âme de Turin, qu'il en serait pour ainsi dire indestructible.
"Même après l'arrêt de la production d'automobiles au début des années 80, aucun architecte ne s'est risqué à proposer de raser l'édifice au sol...peut-être par peur que le fantôme de Le Corbusier ne vienne le punir".