Laurent Guillaume, présentateur du Magazine de la Montagne depuis plus de 20 ans, propose tous les jours ses "chroniques d’en haut" en attendant la fin du confinement. Il raconte avec authenticité et parfois humour le quotidien des habitants de sa vallée et porte un regard décalé sur l’actualité.
C’est à Valloire, commune située en Maurienne (Savoie) que Laurent Guillaume passe cette période de confinement, dans un hameau perdu situé à 1 700 mètres au dessus de la station. Ici, l’isolement est dans la nature des choses.
Si vous avez manqué les épisodes précédents (1er au 21e jour), cliquez ici
Voilà maintenant quatre jours que je n’ai pas allumé la télé sur les chaines infos, sauf le soir pour m’endormir, ce qui j’en conviens est un truc assez bizarre. Mais je fais partie de ceux que le hard news endort volontiers. Faudra peut-être songer à consulter là-dessus, mais bon, ça n’est pas le moment d’aller voir un médecin pour lui demander si c’est normal de se bercer avec les chaines infos. Quatre jours, donc, sans nouvelle du monde, et je crois vous avoir convaincu que ça fait un bien fou, lors des précédents épisodes de cette chronique.
L’abstinence télévisuelle, d’une manière générale, va un peu à l’encontre de cette période de confinement où la télé semble autant vous regarder depuis le centre du salon que l’inverse. Difficile de ne pas passer devant plusieurs fois par heure. C’est peut-être l’un des effets secondaires inattendus de cette situation : je n’ai jamais aussi peu regardé la télé depuis presque un mois. Ici l’écran est éteint et surtout inaccessible, tout en haut d’une échelle de meunier dans une chambre. Regarder la télé est donc devenu un acte conscient, volontaire, puisqu’il faut se déplacer devant. Voilà pourquoi la télé du salon ne me regarde plus, mais c’est moi qui la mate, quand je veux et si je veux. Bref, après quatre jours d’abstinence, j’ai pu enfin voir un peu de changement dans les nouvelles du monde.
Il n’est pas interdit de se demander ce que cette longue période de "distanciation sociale", bel euphémisme pour parler de l’interdiction de toute relation directe et rapprochée, va changer en chacun de nous. Peut-être va-t-on enfin se poser d’autres questions et qui sait, y trouver des réponses.
D’abord quelques minces signaux réconfortants, comme ces courbes qui mesurent les fonctions vitales du pays qui freinent (un peu) leurs ascensions. De quoi donner du courage pour continuer à respecter les règles. Mais, est-ce là le seul effet de ce confinement ? Je veux dire, en dehors des courbes sanitaires qu’on aimerait voir plonger aussi vite que ne le font, hélas, les indicateurs économiques, au-delà des situations dramatiques générées par cette crise mondiale, n’y aurait-il pas quelques raisons d’espérer ? La réponse à cette question ne viendra certainement pas des journaux, occupés à démêler des courbes et des chiffres, mais de l’intérieur. Pourquoi ne pas mettre ce temps à profit pour réfléchir par nous-mêmes, plutôt qu’à partager frénétiquement des news parfois douteuses sur les réseaux, ou attendre les verbiages alambiqués d’un Spécialistologue, et autres Avisurtoutologues, qui se pressent sur les plateaux des chaines infos dont la fonction reste de trouver, quasiment 24h sur 24, un type avec qui parler ?
Il n’est pas interdit de se demander ce que cette longue période de "distanciation sociale", bel euphémisme pour parler de l’interdiction de toute relation directe et rapprochée, va changer en chacun de nous. Peut-être va-t-on enfin se poser d’autres questions et qui sait, y trouver des réponses. Un mot résume assez bien la situation d’une majorité d’entre nous : la frustration. Et on n’aime pas ça, la frustration, c'est-à-dire le sentiment de ne pas pouvoir assouvir immédiatement une envie ou pire, une addiction. Bon sang que je n’aime pas ça, je le confesse volontiers ! Déjà, avant internet, on vivait dans une société où l’on pouvait disposer, bon an mal an, d’à peu près tout, chacun à l’échelle de ses moyens. Mais depuis quelques années : l’accélération exponentielle de la vitesse du web a permis, en plus, d’en disposer immédiatement. Attendre, patienter, réfléchir avant d’agir sont les vestiges du vieux monde dans lequel nos parents ont néanmoins survécu.
Tiens, parlons-en de nos aînés. Certes, ils sont encore plus ciblés par cette saloperie de virus, mais il semble que nombre d’entre eux s’accommodent plus facilement des règles du confinement. Question d’éducation ? Ou de vécu ? Ou de culture, au sens large. Beaucoup d’entre eux ont appris à patienter pour obtenir quelque chose, à respecter les règles, et peut-être aussi ont-ils le sentiment d’avoir vécu des périodes autrement plus graves et anxiogènes dans leur existence.
Faire des apéros avec ses potes, en buvant quand même, mais sans les toucher, juste par vidéo, c’est une véritable frustration. Ne pas faire quelque chose qu’on aime, c’est une désagréable sensation. Mais pas une privation. La privation, c’est quand on manque de quelque chose d’essentiel.
Sachez que je ne comparerai jamais ce que nous vivons en ce moment à l’horreur de la guerre, ça n’est pas comparable. Mais petit, je demandais souvent à mon père, qui était jeune dans les années 40, comment ils ont fait pour survivre à des situations aussi terribles. Comment ils pouvaient être contents, à noël, de recevoir une orange en cadeau, et d’en pleurer d’émotion. Comment ils ont supporté d’entendre les bombes qui détruisaient les ponts de Lyon en septembre 1944, à côté de chez eux, comment ils ont fait pour survivre à ça. La réponse est simple. On n’avait pas le choix... Et le silence qui s’ensuivait en disait long sur le chemin parcouru, et les privations qu’ils ont, eux, connues.
Alors, peut-être serez-vous d’accord avec moi : pendant deux mois, s’abstenir de partir en vacances, rester sur un canapé - même en se faisant prodigieusement chier - se la mettre sous le bras quelques semaines encore, manger des pâtes d’une autre marque en raison d’une rupture de stock, ne pas pouvoir se balader au soleil en ville, ni aller à la plage, ni randonner en montagne, c’est pénible, c’est long, désagréable. Supporter ses gosses (tiens, ils sont utiles en fait nos profs, vous ne pensez pas ?). Faire des apéros avec ses potes, en buvant quand même, mais sans les toucher, juste par vidéo, c’est une véritable frustration. Ne pas faire quelque chose qu’on aime, c’est une désagréable sensation. Mais pas une privation. La privation, c’est quand on manque de quelque chose d’essentiel.
Donc, puisque malgré tout, l’essentiel est là : peut-être devrait-on prêter plus d’attention à ces autres choses qui sont, à leur façon tout aussi essentielles, sur l’arbre devant un balcon, au détour d’un sapin, dans le silence d’une matinée, auprès des siens, dans le moment qu’on accorde à soi-même et que les circonstances permettent enfin de saisir. Mine de rien, ça relativise. L’autre effet inattendu de ce confinement, c’est qu’il ne m’aura fallu que 53 ans pour tenir des discours que je pensais jusqu’ici réservés aux vieux cons.
C’est sûr, il est temps de ressortir ;)